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Chronique

L’Europe à l’épreuve de la guerre

L’analyse de Sylvain Kahn

Les clivages qui s’étaient installés entre Européens et créaient des confrontations répétées – Nord contre Sud, Est contre Ouest, « frugaux » contre dépensiers… – sont tous bouleversés par les trois grandes crises qui s’enchaînent à un rythme accéléré ces dernières années : Brexit, Covid, Ukraine. Les Européens proposent mieux que des adaptations dans l’urgence : ils approfondissent leur projet sans renier leur identité.

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Que révèle la guerre de la Russie contre l’Ukraine au sujet de l’UE ?

En premier lieu, sa robustesse : celle-ci réside dans sa capacité à prendre des décisions très rapidement ; dans sa détermination ; dans sa cohésion. Peu importe que le découvrent ceux qui ne voulaient pas le voir. Il se trouve que cela fait trois crises de suite, dans un temps court (2016–2022), que l’UE éprouve ces capacités : Brexit, Covid-19, invasion russe de l’Ukraine.

Brexit, Covid, Ukraine : trois crises pour une Europe robuste

Face au Brexit, les Européens ont utilisé les outils dont ils s’étaient dotés pour ce cas de figure. Si personne n’avait anticipé le Brexit, le cas d’un retrait était prévu par le traité de Lisbonne. On mesure à l’aune du Covid et de la présente guerre combien le Brexit était une crise britannique avant d’être une crise européenne. Confrontée au premier rétrécissement de son histoire, l’Europe est restée elle-même. Et cela a suffi. Les Européens sont restés fidèles au droit ; fidèles au traité ; fidèles à la démocratie ; fidèles au gagnant-gagnant. Fidèles à la coopération. Ils ont joué le jeu du retrait libre et volontaire, qui n’est que la modalité en creux de l’adhésion libre et volontaire qui préside à la dynamique d’élargissement de l’Europe depuis un demi-siècle ; ils n’ont pris aucune mesure de rétorsion : ils ont fait montre de loyauté à l’égard des Britanniques ; ils ont en quelque sorte été fiables et visionnaires pour deux ; ils ont cherché et réussi à inventer un traité de coopération, en dépit de la mauvaise foi et de la mauvaise volonté d’une partie des Tories au pouvoir outre-Manche. Le Brexit a démontré par l’absurde que l’UE n’est ni une prison des peuples ni une fédération anti-démocratique ; et, au passage ? que l’appartenance à l’UE a des vertus et des atouts ; de façon paradoxale, elle garantit à ses membres d’être autant voire plus souverains que s’ils n’étaient pas dans l’UE.

Le Covid a spectaculairement renforcé ce dernier point : un pour tous, tous pour un. A la différence du Brexit, cette crise fut provoquée par un cas de figure que ne prévoyait pas les traités et à laquelle les Européens n’avaient pu se préparer même par hypothèse. Est alors arrivé ce qui devait arriver : les détenteurs de la souveraineté nationale en usent pour faire face. Mais cet épisode du chacun pour soi n’a duré que deux à trois semaines (février 2020). Très vite et notamment sous la pression de leurs opinions publiques, les dirigeants européens se sont rappelés qu’ils avaient entre leurs mains des instruments de souveraineté mutualisés : la supranationalité comme principe et méthode, et toutes les politiques publiques et institutions européennes comme leviers. La réponse au Covid démontre, ce qu’est l’UE : sinon un Etat, un méta Etat (comme l’écrit Jean-Marc Ferry) ; une souveraineté d’un autre type que la souveraineté stato-nationale devenue la norme standard. Dans cette souveraineté d’un nouveau type, il y a des éléments de souveraineté régalienne qui sont mutualisés : la monnaie et la banque centrale.

Cette dernière a joué un rôle déterminant en garantissant des endettements publics nationaux massifs, tandis que Parlement, Commission et Conseil utilisaient budgets et programmes européens pour engager des dépenses considérables contre la pandémie et ses conséquences. C’est alors que les Européens ont émis des bons du trésor européens : un pas immense qu’ils n’avaient pas franchi depuis la création de l’UEM (Union économique et monétaire du traité de Maastricht). Au passage, ils ont fait de la politique : les politiques et les financements anti Covid sont à la fois défensifs (« quoi qu’il en coûte » pour protéger l’économie et les sociétés des effets induits par la lutte contre la pandémie) et offensifs (décisifs) : on décide ensemble de la destination de cet argent levé sur les marchés financiers pour faire ensemble converger les économies dans la transition énergétique et la numérisation ; on le rembourse solidairement y compris par la levée d’impôts supranationaux ; chaque gouvernement peut l’utiliser à la condition de s’accorder sur ce que nous sommes : c’est ainsi que l’accès à ces fonds supranationaux nouveaux est conditionné au respect de l’Etat de droit, et on confie à la Commission et à la Cour de justice de l’UE le soin d’en juger.

Quand l’Europe se donne les moyens

Dans le même temps, les Européens ont découvert leurs vulnérabilités communes. Les Européens ont promu l’interdépendance et la prospérité par l’économie de marché, la division internationale du travail, le commerce, le droit, le pluralisme, la régulation et la mobilité. A certains égards, ils se sont du coup retrouvés garde baissée face au surgissement d’Etats dont la représentation de l’espace mondial est celle d’une concurrence entre égoïsmes nationaux antagonistes et d’une revanche à prendre sur les Occidentaux en général et sur les Européens en particulier. Le moment européen du monde des années 1990 et de la première moitié des années 2000, que symbolisent la création de l’OMC et le protocole de Kyoto, et que sanctionne l’attribution du prix Nobel de la Paix à l’UE en 2012, s’est refermé avec la crise du multilatéralisme, le sommet de Copenhague, les nouvelles Routes de la soie et le Rêve chinois de Xi Jinping, le néo impérialisme de Poutine, l’America first de Trump et la politique expansionniste d’Erdogan. L’interdépendance et sa logique gagnant-gagnant auraient pour une part tourné à la dépendance et au risque d’être dominé.

En 2022, avec la guerre de conquête de la Russie en Ukraine, cette vulnérabilité devient existentielle : la peur est de retour. La peur d’être envahi, agressé, détruit, asservi. Les Européens font alors aussi bien que face au Covid : ils prennent rapidement et ensemble des décisions fermes, pertinentes et résolues ; ils agissent.  En étroite liaison avec leurs alliés de l’Otan et leurs proches partenaires de l’Ocde, ils isolent l’agresseur, réduisent drastiquement ses accès au commerce et aux finances ; en même temps, ils arment l’Ukraine agressée et qui résiste ;  et ils pourvoient une aide et une hospitalité massives à sa population meurtrie et qui fuit.

Cette guerre se déroule à la frontière orientale de l’UE. Comme face au Brexit, les Européens sont fidèles avec ce qu’ils veulent et prétendent être.  L’Ukraine est un pays associé à l’UE ; un pays dont la grande majorité de la société envisage son avenir selon les normes et les valeurs qui ont cours dans l’UE et rassemblent ses membres : le pluralisme, le droit, l’économie de marché, l’émancipation de l’individu, le progrès pour la société. Ce pays est agressé sans raison par un Etat, la Russie, dont le régime repose sur des valeurs opposées point par point à celles de l’Europe. Alors les Européens sanctionnent très sévèrement l’agresseur, y compris à leur détriment. Et ils s’engagent à se déprendre de l’interdépendance qu’ils ont tissée avec la Russie depuis vingt ans, notamment dans les secteurs de l’alimentation et de l’énergie. Ils ne veulent plus financer son impérialisme et son militarisme ; et ils ne veulent plus être dépendants de ce pays voisin qui voit dans leur existence un obstacle et un rival car l’UE exerce un vif pouvoir d’attraction sur les sociétés des pays de l’espace post-soviétique. Or, le régime russe de Poutine résout ce type de concurrence par la violence.

On peut ainsi regretter de ne pas s’être dépris plus tôt de cette interdépendance, et de ne pas avoir, dès 2014 (annexion de la Crimée), massivement sanctionné l’Etat russe et armé l’Ukraine. Cela aurait-il contraint Poutine à renoncer à son projet de ramener par la force et la destruction l’Ukraine dans l’orbite nationaliste russe ? On ne le saura jamais.

L’Europe mobilisée pour l’Ukraine mais impuissante à stopper la Russie 

Ce qui est sûr, par contre, c’est que la détermination de l’UE va conduire d’ici à cinq ans à ce que les Européens ne soient plus compromis par des relations économiques avec la Russie et avec les élites russes. Ils pourront se dire : nous ne contribuons plus à financer cet Etat impérialiste et violent.

Toutefois, les Européens vont dorénavant devoir vivre avec un tragique et déprimant sentiment d’impuissance. Le choix fort qui est d’isoler l’Etat russe et de soutenir l’Ukraine n’est manifestement pas de nature à provoquer la défaite de l’armée russe, pas plus que son retrait d’Ukraine ni l’interruption du projet de Poutine d’asservir celle-ci coûte que coûte. Comme on le pressentait au premier jour du conflit, les précédents des guerres en Tchétchénie et en Syrie vont servir de matrice à la guerre en Ukraine : le but est de régner sur un territoire ; s’il faut pour cela y détruire les villes, y tuer une partie importante de sa population et en faire fuir la majorité de ses habitants, cela sera fait.

Face à cette perspective, la politique européenne actuelle dans ce conflit inclut le choix de la non intervention militaire sur le théâtre d’opération ukrainien. Sans doute ce choix est-il le plus censé et le plus raisonnable, en ce sens qu’il évite à coup sûr le risque que la guerre s’étende au territoire de l’UE. Il évite, selon une formule célèbre, “d’ajouter la guerre à la guerre”, et le risque (mais non la certitude) d’ajouter des destructions colossales à des destructions déjà imposantes. Ce choix repose sur le fait que la Russie dispose d’une force de frappe conventionnelle considérable et d’une force de frappe nucléaire phénoménale. Il repose aussi sur le postulat que les Européens ne seront pas agressés par l’armée russe car ils sont membres de l’Otan dont le principal membre, les Etats-Unis, est la première puissance militaire mondiale. Toutefois, ce choix rationnel est aussi celui de la résignation à ne pas intervenir, d’aucune façon, pour stopper la conquête de l’Ukraine par la Russie.

Cette troisième crise à laquelle les Européens font face en six ans va donc les placer dans une situation proprement inédite et inattendue. Elle révèle à son tour, pour la troisième fois d’affilée, la robustesse de l’UE comme société et comme entité territoriale et politique. Plus qu’une révélation, il s’agit d’une consolidation et d’une confirmation. La nouveauté est que, cette fois, les Européens se révèlent à eux-mêmes comme capables de et déterminés à s’affranchir de cette vulnérabilité majeure qu’est la dépendance aux ressources et aux importations de son troisième partenaire économique, cette Russie qui se révèle sans ambiguïté comme un danger existentiel pour les Européens.

Pour autant, seconde nouveauté, la dynamique de cette incontestable réussite de l’Europe va de pair avec les effets moraux, sociaux et politiques de la conscience, non pas de sa vulnérabilité, mais de son impuissance à stopper l’armée russe. Ce sentiment d’impuissance des Européens sera proportionnel à l’intensité du sentiment de solidarité voire d’identification qu’ils éprouvent envers les Ukrainiens qu’ils considèrent manifestement comme les leurs. Il se renforcera encore si Poutine, ayant atteint ses buts en Ukraine, décide d’atteindre des résultats équivalents avec la Moldavie et la Géorgie.

Il est impossible de prévoir quels seront les effets concrets de ce sentiment d’impuissance inédit. Fera-t-il naître chez les Européens la volonté de devenir puissants ? Ou générera-t-il un sentiment de honte qui ôterait aux Européens dans leur ensemble l’envie et la détermination d’entreprendre ? 

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