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Note

Loi sur le génocide arménien : chronique d’une censure annoncée

Le Conseil constitutionnel a censuré hier la loi punissant la contestation du génocide arménien de 1915. Cette note détaille les trois leçons à tirer de cette décision : le Conseil constitutionnel rejoint la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affirmation de la prééminence de la liberté d’expression ; en déniant la valeur de loi aux lois mémorielles jusqu’ici adoptées, il adresse un avertissement au législateur ; il dénonce l’idée d’une définition et d’une punition unilatérales des génocides. Plus globalement, le Conseil constitutionnel a censuré une loi mal faite, emblématique de la présidence de Nicolas Sarkozy pour le manque d’attention porté aux libertés essentielles, l’utilisation de la loi comme instrument de communication politique et l’absence de prise en compte des positions des partenaires européens.
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Saisi par des parlementaires des deux chambres, le Conseil constitutionnel vient de déclarer contraire à la Constitution la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi. Il met ainsi un terme, au moins provisoire, à la polémique qui a entouré l’adoption de cette loi.

Il confirme aussi ce que nombre d’observateurs avaient prédit et conduit à s’interroger sur l’opportunité de ce « passage en force » qui n’a eu d’autre mérite que celui de tendre les relations avec la Turquie.   Alors même qu’elle est d’une remarquable concision, trois leçons importantes peuvent être tirées de cette décision.  

1 – La prééminence de la liberté d’expression dans une société démocratique

Comme presque toujours, la tâche du Conseil constitutionnel résidait dans la mise en balance de normes constitutionnelles antagonistes. Il lui appartenait ici de concilier la liberté d’expression, telle qu’elle est notamment garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et le pouvoir dont dispose le législateur d’organiser l’exercice des libertés publiques et d’en restreindre le cas échéant la portée, conformément à l’article 34 de la Constitution. Très classiquement, le Conseil constitutionnel indique dans la décision du 28 février 2012 que cette conciliation implique que le législateur ne peut porter à la liberté d’expression que des atteintes « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (considérant 5).  

Or, le Conseil constitutionnel affirme qu’en l’espèce, en réprimant d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende la contestation de l’existence et de la qualification de crimes tels que définis par la loi française, le législateur a porté une atteinte excessive à la liberté d’expression.   Mais au-delà de la conclusion, c’est la motivation retenue par le Conseil constitutionnel qui frappe. Certes, liberté d’expression et compétence du législateur ont par hypothèse la même valeur juridique puisqu’il n’existe pas de hiérarchie entre les principes constitutionnels. Toutefois, la liberté d’expression est particulièrement valorisée par le Conseil constitutionnel qui indique notamment qu’elle « est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ». Ce faisant, le Conseil fait écho à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans le débat classique sur la question de la liberté à accorder aux ennemis de la liberté, le Conseil semble ainsi rejoindre la juridiction strasbourgeoise dans la mise en avant de la liberté d’expression.  

2 – Des lois mémorielles critiquées… mais à peu près intactes

Si était ici en cause la seule loi punissant la négation des génocides, son adoption avait fait resurgir le débat quant à l’opportunité, pour le législateur, de légiférer sur l’existence même d’un génocide. Autrement dit, avait été souvent condamnée l’idée même de ce qu’on a appelé les lois mémorielles au motif qu’il n’appartenait pas au législateur de fixer une sorte de vérité historique dans la loi.  

Le Conseil constitutionnel vient de prendre juridiquement parti dans ce débat. En indiquant qu’« une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait en elle-même être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi », c’est bien la « valeur » de loi qui est déniée aux lois mémorielles jusqu’ici adoptées, en même temps qu’est donné un avertissement au législateur qui, s’il était tenté d’en adopter d’autres, les verrait censurer par le Conseil constitutionnel.  

Pour autant, en l’état actuel du droit, la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 reste intacte et il en va de même des autres lois dites « mémorielles » qui ne reconnaissent pas l’existence d’un crime de génocide[1] :  

-         la loi n° 94–488 du 11 juin 1994, aux termes de laquelle la République « témoigne » aux Harkis « sa reconnaissance (…) pour les sacrifices qu’ils ont consentis » ;

-         la loi n° 99–882 du 18 octobre 1999 qui a remplacé, dans le code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre, l’expression « opérations effectuées en Afrique du Nord » par les mots « guerre d’Algérie » et « combats en Tunisie et au Maroc » ;

-         la loi n° 2000–644 du 10 juillet 2000 qui instaure une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux « Justes » de France et retient à cette fin la date du 16 juillet ;

-         la loi n° 2001–434 du 21 mai 2001 qui reconnaît comme un crime contre l’humanité la traite négrière et l’esclavage.  

De même, la décision de Conseil constitutionnel ne concerne pas la loi « Gayssot » du 13 juillet 1990 puisque celle-ci ne réprime pas la contestation de crimes « reconnus par la loi ». Ainsi que l’a relevé Robert Badinter[2], la loi Gayssot renvoie à un accord international auquel la France est partie : le statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945. Or, le génocide juif a été établi par ce tribunal.    

3 – La condamnation de toute démarche unilatérale et d’un entêtement anti-turc

De façon implicite mais nette, le Conseil constitutionnel dénonce surtout dans cette décision l’idée d’une définition et d’une punition unilatérale des génocides. En effet, c’est la punition non des génocides en eux-mêmes mais des génocides « reconnus comme tels par la loi française » qui est déclarée inconstitutionnelle.  

Autrement dit, peuvent être punis les génocides définis internationalement, ce qui sauve la loi Gayssot.   La démarche est d’une grande logique. Il peut en effet paraître pertinent de réserver cette atteinte très forte à la liberté d’expression aux crimes qui, reconnus par la communauté internationale, ont de fait acquis une importance particulière. C’est aussi admettre que l’histoire ne peut être écrite par un seul Etat.  

À la communauté arménienne, il faut rappeler qu’elle n’est pas dénuée de moyens d’actions judiciaires et qu’elle peut toujours saisir les juridictions civiles pour faire condamner à des dommages-intérêts ceux qui méconnaissent la réalité du génocide arménien. La loi française, et c’est l’essentiel, punit par ailleurs toute forme d’incitation publique à la haine à l’égard d’un groupe de personnes, conformément d’ailleurs à la décision-cadre du 28 novembre 2008 du Conseil de l’Union européenne sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie.  

À l’égard de la Turquie, la décision du Conseil constitutionnel permettra l’apaisement, si le Président sortant renonce à son entêtement. Cette décision a été interprétée, à Ankara, comme une remise en cause de la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Même si ce n’est pas juridiquement exact, cela doit permettre de faire comprendre aux Turcs que la France, surtout en cas de changement de majorité, ne tient pas à remettre en cause les liens que nous avons avec un État ami, notre coopération culturelle et nos relations économiques.     

Conclusion : une loi mal faite emblématique de la présidence Sarkozy 

-  parce qu’elle démontre une attention trop limitée portée à des libertés essentielles dans une société démocratique ;

-  parce qu’elle illustre jusqu’à la caricature l’utilisation de la loi comme un simple instrument de communication politique, ainsi qu’un vrai dédain par rapport au droit conçu comme un obstacle ;

-  parce qu’elle témoigne d’une absence de prise en compte des positions de nos partenaires européens, alors même que la question ici en cause ne peut être réglée qu’au niveau international.  


[1] Les dispositions de la loi n° 2005–158 du 23 février 2005 qui prévoyaient que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » ont été, après déclassement par le Conseil constitutionnel, abrogées par le décret n° 2006–160 du 15 février 2006. [2] « Le Parlement n’est pas un tribunal », Le Monde, 14 janvier 2012.

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