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Note

Soutenir les jeunes adultes

Une limite d’âge à 25 ans existe en France pour accéder au Revenu de solidarité active (RSA) et c’est une situation quasi-unique en Europe : alors que la tranche d’âge des 18–24 ans est la plus touchée par la pauvreté (23% en 2018, contre 13% pour l’ensemble de la population, et 8,6% pour les plus de 65 ans selon l’Insee), elle est aussi paradoxalement celle qui est privée de la principale prestation de lutte contre la pauvreté.
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Une limite d’âge à 25 ans existe en France pour accéder au Revenu de solidarité active (RSA) et c’est une situation quasi-unique en Europe : alors que la tranche d’âge des 18–24 ans est la plus touchée par la pauvreté (23% en 2018, contre 13% pour l’ensemble de la population, et 8,6% pour les plus de 65 ans selon l’Insee), elle est aussi paradoxalement celle qui est privée de la principale prestation de lutte contre la pauvreté. Ce problème a été progressivement mis à l’agenda à la faveur de la crise économique et sociale qui a accompagné la crise sanitaire de 2020–2021 : les jeunes, qu’ils soient étudiants ou non, ont été particulièrement touchés par la pauvreté grandissante sans pouvoir compter sur un soutien au revenu adéquat du fait de leur situation de citoyenneté « refusée » (Chevalier, 2018). Plusieurs propositions de loi ont ainsi été déposées au premier semestre 2021 par l’opposition de gauche (PS et LFI) afin d’ouvrir le RSA aux moins de 25 ans. Le Gouvernement les a rejetées, tout en promouvant le dispositif de la Garantie jeunes (GJ) qui contient une allocation d’un montant similaire au montant du RSA reçue à condition de participer à un programme d’accompagnement vers l’emploi (Gaini et al., 2018), désormais sous les nouveaux atours d’un « Contrat d’engagement jeune » (CEJ). Ainsi, alors que le refus d’un soutien au revenu pour les jeunes semblait consensuel lors de la mise en place du RMI à la fin des années 1980 (Cytermann et Dindar, 2008), un nouveau consensus semble se former en faveur d’une forme de soutien au revenu : le débat paraît se focaliser désormais sur les contours potentiels de ce soutien au revenu, tiraillé entre le RSA et la GJ/CEJ.

Mais le débat sur le revenu des jeunes dépasse cette opposition et la seule question de la limite d’âge du RSA. Nous utilisons ici l’expression « soutien au revenu » pour décrire l’accès des jeunes à une forme de transfert financier afin de ne pas rester cantonné au revenu minimum, qui n’est qu’une des prestations de soutien au revenu existantes, lesquelles forment plus globalement la « citoyenneté sociale » des jeunes, c’est-à-dire l’ensemble des ressources destinées à leur garantir une « indépendance sociale minimale » (Castel, 1995) et ainsi la possibilité de participer à la société indépendamment de leur statut sur le marché du travail (Esping-Andersen, 1990).

Nous présenterons ainsi successivement les enjeux liés aux critères d’accès, à la forme de la prestation, à son mode d’activation et au périmètre de ses bénéficiaires. Nous nous appuierons systématiquement sur le cas du Danemark par souci de mise en perspective, car son dispositif de soutien au revenu pour les jeunes est à l’opposé du cas français (Van de Velde, 2008). Nous formulerons une proposition de réforme pour chaque enjeu. Globalement, l’objectif serait de reconnaître aux jeunes le statut d’adulte pour une entrée dans une pleine « citoyenneté sociale » dès 18 ans, tout en investissant dans le développement de leurs compétences. Les propositions faites ici concernent l’ensemble des jeunes, faisant ou non des études, mais selon des modalités différentes dans ces deux cas.

1. L’accès à un revenu : familialisation ou individualisation ?

Un soutien au revenu, en termes d’instrument d’action publique, est un transfert social. En cette qualité, il a d’abord une fonction proprement sociale de redistribution et de lutte contre la pauvreté. L’enjeu pour les jeunes renvoie alors aux critères d’accès à cette prestation. Or ces critères diffèrent en fonction du type de « citoyenneté sociale » des jeunes (Chevalier, 2018). Cette citoyenneté sociale peut être ou bien « familialisée », ou bien « individualisée ».

Le premier aspect à identifier est la limite d’âge ouvrant droit à la prestation en son nom propre, c’est-à-dire quand le jeune n’est plus considéré comme un ayant droit de parents bénéficiant de la prestation. Lorsqu’il y a individualisation, les jeunes sont considérés comme des adultes, c’est-à-dire des citoyens sociaux. La limite d’âge est donc basse, autour de 18 ans, reflétant la limite d’âge générale d’accès au statut de citoyen adulte et à l’essentiel des droits civiques (droit de vote, droit d’ester en justice, etc.). En revanche, lorsqu’il y a familialisation, les jeunes sont vus comme de (grands) enfants : comme tels, ils ne peuvent demander la prestation en leur nom propre, en raison d’une limite d’âge plus élevée, autour de 25 ans, et distincte des autres limites d’âge présentes dans l’action publique, se situant le plus souvent autour de 18 ans. La majorité sociale survient ici plus tardivement que la majorité civile ou politique.

En France, le Revenu minimum d’insertion (RMI) adopté en 1988 contenait une limite d’âge à 25 ans qui a été conservée dans le RSA : au-dessous de cet âge, les jeunes ne peuvent prétendre à cette prestation (si ce n’est en tant qu’enfant à charge ou bien en charge de famille). Cette borne d’âge était pensée comme la garante des solidarités familiales, contre les risques de décohabitation précoce et d’isolement des jeunes, tout en reflétant également le souci de ne pas désinciter les jeunes au travail en promouvant leur « assistanat » (Lima, 2015).

Pour saisir la familialisation d’un revenu minimum, il est toutefois nécessaire d’apprécier d’autres éléments, comme les relations entre obligations alimentaires et revenu minimum, autrement dit entre droit privé de la famille et droit social : si ce dernier ne propose aucune solidarité publique en direction des jeunes, c’est que le premier fixe le périmètre des solidarités familiales. Et le droit social demeure en théorie subsidiaire : l’accès au revenu minimum peut dépendre du fait d’avoir fait valoir au préalable ses créances alimentaires.

Ensuite, le droit fiscal est également à prendre en compte : les jeunes ouvrent droit à des aides fiscales pour leurs parents. Ceux-ci peuvent par exemple bénéficier d’une demi-part supplémentaire au quotient familial dans le cadre de l’impôt sur le revenu, tant que leurs enfants ont moins de 21 ans, et moins de 25 ans lorsque ceux-ci poursuivent des études et restent rattachés au foyer fiscal de leurs parents (avec un plafonnement à 1570 euros en 2021), ou bien d’une déduction fiscale de la pension versée (avec un plafonnement à 5959 euros en 2021) lorsque les enfants ne sont plus rattachés fiscalement. Ils peuvent enfin bénéficier de réductions d’impôt pour frais de scolarité (à hauteur de 183 euros pour les enfants dans l’enseignement supérieur). La limite d’âge à 25 ans du RMI, puis du RSA, est donc à comprendre à l’aune de cette familialisation plus générale de l’action publique.

Enfin, il est nécessaire d’apprécier conjointement le niveau de décohabitation des jeunes et l’unité de base du revenu minimum. Si l’unité de base est l’individu, quelle que soit la situation familiale des jeunes (vivant chez leurs parents ou non), ceux-ci peuvent éventuellement bénéficier du revenu à partir de la limite d’âge en place. En revanche, si l’unité de base est le ménage[1], alors l’accès des jeunes au revenu dépend de leur décohabitation. Dans ce cas de figure, si la limite d’âge est à 18 ans mais que la plupart des jeunes vivent toujours chez leurs parents, ils ne pourront y prétendre en leur nom propre puisque tous les revenus du ménage seront pris en compte. C’est notamment ce qui se passe en Italie depuis la mise en place d’un revenu minimum au niveau national en 2019 (Reddito di cittadinanza) avec un âge moyen de décohabitation de 30,2 ans en 2020 (Eurostat). Le niveau d’accès des jeunes au revenu minimum est alors fonction du taux de décohabitation : la même prestation sociale transposée en France, où le niveau de décohabitation est bien plus élevé (avec un âge moyen de décohabitation de 24 ans en 2020 d’après Eurostat), déboucherait par exemple sur un recours plus important.

A combien estimer le nombre de bénéficiaires potentiels d’un RSA ouvert aux moins de 25 ans ? Selon l’Insee, en 2019, sur 5,5 millions de jeunes âgés de 18 à 25 ans, 840 000 (15%) n’étaient ni en emploi, ni en éducation, ni en formation (les « NEET »). Sur ces 840 000, environ 360 000 sont indemnisés par Pôle emploi (source : Pôle emploi pour septembre 2019). Reste donc 480 000 jeunes potentiellement bénéficiaires, dont plus de 300 000 inactifs. De ce total, il faut encore enlever environ 90 000 percevant déjà le RSA en tant que parent et environ 90 000 jeunes en GJ, pour aboutir finalement à environ 300 000 jeunes bénéficiaires potentiels sans aucun revenu (sans prendre en compte ici l’évolution du nombre de jeunes bénéficiant de la GJ ou du futur CEJ, voir infra)[2]. Si l’on ajoute les jeunes (hors étudiants et apprentis) ayant un revenu inférieur au seuil du RSA (revenus du travail ou de remplacement), et par conséquent également éligibles, le nombre de bénéficiaires grimpe à environ 1,4 million (données 2014, source : DREES à partir de l’enquête ENRJ).

Proposition 1 : Consacrer la reconnaissance du statut d’adulte à partir de 18 ans en ouvrant le RSA aux jeunes adultes de moins de 25 ans.

Cette reconnaissance, qui existe déjà concernant les allocations logement (ouvertes aux individus à partir de 18 ans), est décisive non seulement d’un point de vue social, en garantissant un filet de sécurité pour les jeunes les plus en difficulté afin de lutter contre la pauvreté, mais aussi d’un point de vue politique, symbolisant la confiance de l’État dans sa jeunesse, ce qui en retour favoriserait également la confiance des jeunes dans les institutions (Chevalier, 2019). Autrement dit, c’est une mesure à la fois sociale (lutter contre la pauvreté) et politique (favoriser l’engagement des jeunes via leur confiance dans les institutions). La DREES a évalué en 2016 à environ 4,6 Mds d’euros (à partir des données ENRJ) ou 5 Mds d’euros (à partir des données INES) le coût net pour les dépenses publiques d’une telle ouverture du RSA aux jeunes âgés de 18 à 25 ans (hors étudiants et apprentis).

 

2. La forme du revenu : assistance sociale ou prestation chômage ?

Quand on aborde l’enjeu du soutien au revenu, il ne faut pas se cantonner au seul revenu minimum : il est nécessaire de le replacer dans un écosystème plus large d’aides publiques et de prestations sociales dont il faut apercevoir les complémentarités : c’est pourquoi nous privilégions ici l’expression « soutien au revenu ». En termes de soutien au revenu des chômeurs, il faut notamment distinguer trois types de prestations potentielles (Clasen et Clegg, 2011) : l’assurance chômage (dont les droits sont ouverts aux chômeurs qui ont déjà cotisé grâce à une présence préalable sur le marché du travail et dont le montant dépend de cette contribution passée), l’assistance chômage (dont les droits sont ouverts aux chômeurs mais dont le montant est forfaitaire) et l’assistance sociale (prestation forfaitaire de dernier recours sous conditions de ressources destinée à la fois aux chômeurs et aux inactifs non scolarisés potentiellement). Dans la mesure où les jeunes sont souvent des primo-entrants sur le marché du travail (sans présence passée dans l’emploi car sortant de formation initiale) ou présents dans des emplois précaires, l’assurance chômage n’est souvent pas la prestation la plus importante pour eux et c’est pourquoi ils relèvent plutôt de l’assistance. Pourtant, pour évaluer la couverture des jeunes chômeurs, il est nécessaire de prendre en compte ces trois prestations dans le même temps et voir comment elles se complètent les unes les autres.

Au Royaume-Uni par exemple, l’assistance sociale a été fortement « institutionnalisée » avec une part importante de la population recevant cette prestation, notamment si on la compare aux prestations chômage (Gough et al., 1997). Dans le cadre de son régime d’État-providence « libéral » (Esping-Andersen, 1990), le revenu minimum constitue le cœur de l’intervention publique en matière de couverture chômage. Au contraire, dans le régime « social-démocrate » des pays nordiques, l’assistance sociale est traditionnellement marginale dans l’économie générale de l’État-providence : ce sont bien davantage des prestations chômage relativement généreuses et inclusives qui permettent de fortement « démarchandiser » les individus en luttant efficacement contre la pauvreté (Korpi et Palme, 1998).

Au Danemark[3], il n’existe pas d’assistance chômage, mais les prestations d’assurance chômage sont ouvertes aux jeunes à partir de 18 ans (à condition qu’ils soient membres d’un fonds d’assurance chômage depuis un an minimum). Depuis la réforme de 2017, les prestations ne dépendent plus des heures travaillées mais du revenu, du type de contrat de travail (temps plein ou temps partiel), et de l’âge, afin de mieux couvrir les travailleurs en emploi atypique. La prestation chômage est censée représenter 90% du salaire, avec un niveau maximum (18 866 DKK par mois – environ 2 537€[4]). Il existe des règles spécifiques pour les jeunes de moins de 25 ans qui viennent de finir leurs études sans avoir travaillé auparavant : ceux-ci reçoivent 71,5% du taux maximum (13 489 DKK par mois – environ 1 814€). Les autres jeunes de moins de 25 ans reçoivent 50% du taux maximum (9 433 DKK par mois – environ 1270€).

Les mêmes critères s’appliquent à la prestation d’assistance sociale (exceptée la condition du fonds d’assurance chômage), qui s’élève à 60% du taux maximum de la prestation chômage (pour un individu célibataire sans enfant à charge), et qui couvre les situations non couvertes par les autres prestations sociales, à condition qu’il y ait eu un évènement social à l’origine de la situation (chômage, maladie, handicap). Pour les jeunes de moins de 30 ans, la prestation s’élève à 7 363 DKK par mois (environ 990€) quand ils ne vivent plus chez leurs parents, et 3 681 (environ 495€) si c’est toujours le cas (mais ce cas est marginal car dans les pays nordiques, les jeunes décohabitent très tôt, à l’âge de 21,2 ans en moyenne en 2020). Les montants sont supérieurs en fonction de la composition familiale (enfants à charge ; célibataire ou en couple). La prestation est réduite au bout d’un an si la personne n’a pas travaillé un minimum de 225 heures (environ un jour par semaine) dans les 12 derniers mois. De fait, dans la mesure où la prestation chômage est généreuse et inclusive, moins de jeunes reçoivent finalement cette prestation d’assistance sociale, ce qui est plus efficace en termes de lutte contre la pauvreté et les inégalités puisque les montants des prestations chômage sont plus élevés que ceux de l’assistance sociale (Korpi et Palme, 1998).

Si le débat en France s’est focalisé sur l’enjeu du RSA, il faut donc aussi apprécier les autres prestations de la couverture chômage. L’assurance chômage était relativement inclusive comparée aux autres pays en termes de critères d’accès avec quatre mois de cotisations nécessaires pour ouvrir les droits à l’ARE (Allocation chômage d’aide au retour à l’emploi). La réforme récente faisant passer de quatre à six mois cette durée diminuera par conséquent directement l’accès des jeunes à cette prestation en diminuant le nombre de jeunes demandeurs d’emploi indemnisés[5]. En revanche, le dispositif d’assistance chômage de l’ASS (Allocation de solidarité spécifique) contient une condition très restrictive de contributions (cinq ans sur les dix dernières années) rendant pratiquement impossible l’accès des jeunes. Le dispositif de GJ, et a fortiori le nouveau CEJ (en raison de l’augmentation du nombre de bénéficiaires et du fait que Pôle emploi devienne un opérateur du dispositif), pourrait être considéré comme un type de prestation d’assistance chômage spécifique pour les jeunes de moins de 25 ans[6], mais son contingentement actuel limite sa montée en charge et sa constitution en tant que véritable droit social. Si son universalisation sur le modèle de ce qui est demandé par le Conseil d’orientation des politiques de jeunesse[7] intervenait, elle pourrait devenir une véritable prestation d’assistance chômage, bien qu’elle soit délivrée par les Missions Locales et non par Pôle Emploi. Mais contrairement à ce que laissent entendre certaines prises de position, cette universalisation n’est pas contradictoire avec l’ouverture du RSA, comme on peut le constater dans les pays nordiques d’où viennent les Garanties jeunesse (Hummeluhr, 1997), au contraire : si la GJ monte en charge, elle diminuera ipso facto le nombre de jeunes candidats potentiels au RSA. C’est l’équilibre entre les prestations qui est central ici et qui peut changer en fonction des critères d’accès de chacune des prestations.

Proposition 2 : Faire que la GJ (et le CEJ) devienne une véritable prestation légale d’assistance chômage pour les jeunes.

Le revenu minimum et les prestations chômage ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Alors que le RSA ouvert à partir de 18 ans permettrait de garantir un filet de sécurité à toutes et tous, la mise en place d’une véritable prestation d’assistance chômage pourrait couvrir ce nouveau profil de chômeur que sont les jeunes primo-entrants sur le marché du travail. Il faudrait ainsi que le CEJ ne soit pas limité dans le temps et qu’il ne soit pas contingenté, pour devenir un véritable droit social. Le RSA couvrirait alors les profils non couverts pour le CEJ (notamment les jeunes en situation d’inactivité), tandis que le CEJ couvrirait les jeunes en recherche d’emploi. L’absence de limite dans le temps permettrait de mieux prendre en compte les freins périphériques à l’emploi (santé, logement par exemple) qui peuvent peser sur les jeunes.

 

3. L’activation du revenu : workfare ou learnfare ?

Le troisième enjeu renvoie ainsi à l’activation du dispositif. Si un soutien au revenu est un transfert financier ayant comme tel une fonction proprement sociale, ce n’est toutefois pas son unique fonction. Il peut aussi avoir une fonction « économique » dans le sens où ce n’est plus le soutien au revenu et la lutte contre la pauvreté qui importent uniquement, mais son rôle dans l’aide au retour à l’emploi des individus. En ce sens, il ne s’agit pas seulement d’une politique sociale, mais aussi d’une politique de l’emploi. Bonoli (2010) a proposé une typologie des différents types de politique active du marché du travail dans laquelle il les distingue selon leur orientation vers l’incitation au retour à l’emploi (promarket employment orientation) et leur niveau d’investissement dans le capital humain. Cela rejoint en partie les analyses de Barbier (2002) distinguant le régime « libéral » et le régime « universaliste » d’activation de la protection sociale. De même, plus spécifiquement pour les jeunes, il a été montré que lorsqu’il y avait une stratégie « inclusive » de « citoyenneté économique » (renvoyant aux politiques d’éducation et de l’emploi visant à promouvoir l’emploi des jeunes), les politiques de l’emploi cherchent à investir dans le capital humain et les compétences des jeunes, alors que la stratégie « sélective » vise à promouvoir l’emploi des jeunes coûte que coûte, notamment en créant des emplois atypiques pour les jeunes et/ou en abaissant leur coût du travail (Chevalier, 2018).

Ces travaux permettent de conceptualiser les différents modes d’activation d’un soutien au revenu pour les jeunes. En effet, celui-ci peut être activé de façon « libérale », ou « sélective », lorsqu’il est utilisé pour inciter les jeunes à retrouver un emploi. Dans cette perspective, il s’agit plutôt de « renforcer les incitations » (Bonoli, 2010) en agissant sur l’accès à l’allocation et son montant. Autrement dit, il s’agit notamment de réduire les montants des prestations afin d’inciter à une recherche d’emploi plus active. Pour les jeunes, cette stratégie peut mener à des montants plus faibles de prestation comparés à d’autres tranches d’âge, voire à une absence de soutien au revenu pour ne pas promouvoir une dépendance à l’égard de la prestation (« assistanat »). Il s’agit d’une activation du revenu minimum de type workfare. A l’opposé, le soutien au revenu peut être activé de façon plutôt « universaliste », ou « inclusive », en investissant davantage dans leur capital humain, via des dispositifs de formation dispensés dans le cadre de la politique de l’emploi (« upskilling » pour Bonoli). Dans cette stratégie, prestation sociale et service public de l’emploi se coordonnent afin d’orienter les jeunes bénéficiaires vers des dispositifs de retour à l’emploi mais surtout de formation. Il s’agit alors davantage d’une activation de type learnfare. Autrement dit, l’objectif n’est pas d’abord le retour à l’emploi (comme dans la première stratégie), mais le retour en formation.

Par exemple, contrairement à la Jobseeker’s allowance britannique dont l’activation est plutôt de type workfare puisque son montant est inférieur pour les moins de 25 ans[8], l’activation des prestations au Danemark est au contraire learnfare et passe par le biais de la Garantie jeunesse en place depuis 1996, que les jeunes reçoivent la prestation chômage ou l’assistance sociale. Mais il s’agit d’un cadre général, s’adaptant aux différentes situations des jeunes (notamment en fonction du niveau d’éducation et de l’éloignement à l’égard de l’emploi). Deux logiques innervent ce programme. D’un côté, il s’agit d’obliger les jeunes à participer aux programmes de la politique de l’emploi plus rapidement que les autres demandeurs d’emploi afin d’éviter les effets « cicatrices » (participation requise au bout de trois mois contre six mois pour les plus de 30 ans). De l’autre côté, pour les jeunes peu qualifiés, il s’agit moins de les rapprocher immédiatement de l’emploi que de les rediriger vers le système éducatif afin qu’ils complètent leur formation (générale ou professionnelle)[9]. Ainsi plutôt que de les pousser vers des emplois atypiques de faible qualité, il s’agit plutôt de les faire monter en compétences afin qu’ils puissent accéder dans un deuxième temps aux emplois de qualité.

Si l’ouverture d’un minimum pour les jeunes passait par l’extension de la GJ, il y aurait une activation plus prononcée du dispositif, puisque l’accès à l’allocation dépend de la participation au programme d’accompagnement vers l’emploi[10], ce qui ne serait pas nécessairement le cas concernant l’ouverture du RSA, dont l’activation est moins prononcée et dépend davantage des politiques des différents territoires. Toutefois, une des différences de la GJ française avec les GJ nordiques est qu’elle est traversée par le principe du « work-first » et vise l’accès à l’emploi plutôt que la reprise d’études. Par conséquent, elle se trouve à mi-chemin entre le workfare et le learnfare, puisqu’il y a participation à un programme de politique de l’emploi (donc pas seulement workfare, qui passe uniquement par les incitations financières) mais un programme dont le contenu en formation reste limité.

Proposition 3 : Activer la GJ (ou CEJ) dans une logique de « learnfare  » afin de consacrer le droit à une deuxième chance de formation.

Le programme de GJ a fait ses preuves pour les jeunes qui y participent en matière de retour à l’emploi. Néanmoins, la logique de « work-first », si elle peut avoir des effets à court terme pour certains jeunes, n’est ni la plus efficace ni la plus juste à long terme. En effet, non seulement la focalisation sur l’emploi plus que sur la formation incite à orienter les jeunes vers des emplois peu qualifiés de mauvaise qualité, mais elle ne leur permet pas de montée en compétences, ce qui reste l’action la plus efficace à long terme pour protéger les individus du chômage. Toutefois, la réorientation vers du learnfare en se focalisant davantage vers le niveau de formation impliquerait une meilleure coordination des acteurs du CEJ (Missions Locales et Pôle Emploi), des acteurs éducatifs, que ce soit dans le cadre de la formation initiale (les lycées notamment), de la formation continue (y compris les E2C) ou de formation non-formelle (l’éducation populaire), et enfin des acteurs économiques (entreprises et partenaires sociaux éventuellement). Cette coordination est cruciale pour garantir des actions de formation de qualité en lien avec la réalité du bassin d’emploi. L’objectif serait ainsi d’institutionnaliser un droit à une deuxième chance – manquant cruellement dans le système d’éducation français (Charles, 2015) – tout en cherchant à garantir un niveau minimal de qualification à tous les jeunes.

 

4. Les étudiants : minimum jeune ou allocation d’études ?

Le RSA, comme la GJ, ne concerne pas les personnes scolarisées. Si ces dispositifs étaient étendus, ils n’intégreraient donc pas a priori les jeunes en études – alors même que la crise a rendu visible les enjeux de précarité des étudiants, et par conséquent du financement des études supérieures. La question se poserait alors de l’inclusion des étudiants dans le périmètre de ces prestations[11].

En France, comme dans tous les pays européens, les aides aux étudiants sont distinctes du soutien au revenu des jeunes au chômage, pour plusieurs raisons. D’abord, elles n’ont pas les mêmes fonctions : les prestations chômage et d’assistance sociale assurent un revenu de remplacement en cas de chômage tandis que les aides aux étudiants ont pour objectif de financer la poursuite d’études. Ensuite, le financement et les acteurs concernés peuvent être différents : les prestations chômage sont financées par les cotisations sociales et les partenaires sociaux sont des acteurs centraux dans la gestion des prestations, quand les aides aux étudiants sont payées par l’impôt et gérées par l’État (dans le cadre de la politique d’éducation, non des politiques sociales). Enfin, les conséquences redistributives ne sont pas identiques : les minima sociaux en direction des jeunes chômeurs contribuent à la redistribution en faveur des faibles revenus quand les aides aux étudiants peuvent être considérées comme anti-redistributives puisqu’elles bénéficient non seulement aux jeunes les moins défavorisés (le niveau de diplôme et la poursuite d’études supérieures étant fortement corrélés à l’origine sociale) mais aussi aux jeunes qui auront les plus hauts revenus une fois entrés sur le marché du travail (car diplômés).

Au Danemark, il n’existe pas non plus d’allocation d’autonomie unique pour tous les jeunes, chômeurs ou étudiants. En revanche, il existe une garantie de soutien au revenu, dont la forme diffère en fonction des situations. Il existe deux prestations pour les jeunes au chômage (supra), et une allocation d’études pour les jeunes scolarisés. L’accès à cette allocation ne dépend pas du revenu des parents (en raison de la logique plus générale d’individualisation de la citoyenneté sociale, voir Chevalier, 2018) et tous les étudiants peuvent ainsi la recevoir (d’un montant de 6 321 DKK – environ 850€ – par mois en 2021 pour les étudiants qui ne vivent pas chez leurs parents[12]). Elle peut également être complétée par un prêt d’État : dans la mesure où les étudiants recevront ensuite les plus hauts salaires, il est considéré comme juste qu’ils participent également au financement de leurs études.

Par conséquent, pour lutter contre la précarité étudiante et améliorer le financement des études, cela pourrait passer par une réforme des aides aux étudiants davantage que par une réforme des prestations en direction des jeunes chômeurs. Le montant de l’allocation d’études au Danemark est ainsi largement supérieur au montant de l’échelon le plus élevé de la bourse sur critères sociaux française (environ 570 € par mois sur dix mois)[13], qui pourtant ne bénéficie en France qu’à environ 6% des boursiers de l’enseignement supérieur. L’effet serait donc positif en termes de lutte contre la précarité étudiante puisque davantage d’étudiants recevraient des aides à des montants plus élevés. Une telle réforme en France pourrait ainsi passer par la mise en place d’une allocation d’autonomie individualisée dans son ouverture (pour tous les étudiants ; voir par exemple ce que propose Camille Peugny, 2013), mais éventuellement modulée dans son montant en fonction de la situation familiale (vivant chez les parents ou non) s’il y a toujours volonté de prendre en compte l’origine sociale (sur le modèle de ce qui est d’ailleurs fait au Danemark).

Proposition 4 : Réformer les bourses d’études pour les remplacer par un droit de tirage de cinq ans de formation afin d’institutionnaliser le principe d’éducation et de formation tout au long de la vie.

Les bourses d’études actuelles ne permettent pas de financer convenablement les études en en faisant peser la charge sur les familles, ce qui accroît les inégalités et la précarité étudiante. De nombreuses propositions ont déjà été faites pour aller vers un droit de tirage (Chevalier, 2012 ; Peugny, 2013 ; Piketty, 2019), y compris par Terra Nova (voir le rapport « L’autonomie des jeunes au service de l’égalité », coordonné par Guillaume Allègre, Alain Marceau et Maud Arnov en 2010), c’est pourquoi nous n’en développons pas ici les contours[14]. En termes d’instrument d’action publique cependant, il serait envisageable de passer par le Compte personnel de formation (CPF) en l’abondant convenablement et en l’ouvrant à tous les individus âgés de plus de 18 ans : cela permettrait de détacher les bourses d’études de l’enseignement supérieur considéré comme le prolongement du secondaire (il existe notamment une limite d’âge à 28 ans maximum pour pouvoir bénéficier des bourses d’études) pour au contraire consacrer, en le finançant, le principe d’éducation et de formation tout au long de la vie.

 

Conclusion

Dans le contexte d’une situation économique et sociale des jeunes qui se dégrade (Echegu, Papagiorgiou, Pinel, 2021) couplée à un refus quasi-unique en Europe d’accès au droit commun en matière sociale, ce n’est plus le principe d’un soutien au revenu des jeunes qui doit être discuté mais plutôt ses contours éventuels. Nous avons montré ici la grande diversité des formes potentielles que pourrait prendre un soutien au revenu des jeunes en France, ne se limitant pas à l’alternative entre RSA et GJ. D’aucuns appellent même la mise en place d’un « revenu universel » ouvert à partir de 18 ans pour résoudre ce problème.

Or, la reconnaissance du statut d’adulte des jeunes pourrait intervenir par le biais d’une réforme du RSA, sans que la mise en place d’un revenu universel ne soit nécessaire. La lutte contre les inégalités ne peut se cantonner d’ailleurs à l’enjeu du soutien au revenu, même si celui-ci est fondamental. Celle-ci doit également prendre en compte l’enjeu de l’accès à l’emploi et des inégalités salariales notamment, ainsi que l’accès aux services publics, comme l’éducation et la santé : pour un niveau de dépense publique donné (et très élevé lorsque l’on parle du revenu universel), il serait plus efficace de diversifier l’action publique en proposant à la fois du soutien au revenu et des services publics de qualité, plutôt que de tout miser sur un seul revenu de remplacement. La réflexion sur le soutien au revenu ne doit pas invisibiliser les autres politiques publiques nécessaires à une lutte efficace contre la pauvreté et les inégalités (Blanchard et Rodrik, 2021). C’est la raison pour laquelle, nous argumentons ici en faveur d’une réforme systémique de la citoyenneté sociale des jeunes consacrant leur statut d’adulte à partir de 18 ans autour de quatre propositions, faisant ainsi coïncider majorité civile, majorité politique et majorité sociale.

 

 

Références bibliographiques :

Allègre, G., Parijs, P.V. (dirs.), 2018, Pour ou contre le revenu universel ?, Paris, PUF.

Barbier J., 2002, « Peut-on parler d’ “activation” de la protection sociale en Europe? », Revue française de sociologie, XLIII, 2, p. 307‑332.

Blanchard O., Rodrik D., 2021, Combating Inequality: Rethinking Government’s Role, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press.

Bonoli G., 2010, « The Political Economy of Active Labor-Market Policy », Politics & Society, 38, 4, p. 435‑457.

Castel R., 1995, Les Métamorphoses de la question sociale: Une chronique du salariat, Paris, Fayard.

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Chevalier T., 2012, L’Etat-providence et les jeunes, Paris, L’Harmattan.

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[1] C’est le sens plus commun de l’expression « familialisation » du revenu minimum.

[2] L’Observatoire des inégalités évalue le nombre de bénéficiaires à environ 420 000 en raison d’une estimation différente des jeunes déjà indemnisés par Pôle emploi.

[3] Nous utilisons ici les descriptions du cas du Danemark pour 2020 produite par l’OCDE dans le cadre de l’élaboration du modèle « Tax-Benefit ».

[4] Ces conversions sont présentées à titre indicatif mais sont à interpréter avec caution dans la mesure où elles ne sont pas exprimées en parité de pouvoir d’achat (sans prise en compte du coût de la vie).

[5] Environ 160 000 jeunes seraient directement concernés par cette réforme, d’après l’étude d’impact de l’évolution des règles d’assurance chômage de l’Unedic (7 avril 2021).

[6] Il a existé une prestation d’assistance chômage à destination des jeunes primo-entrants de 1984 à 1992 : l’« allocation d’insertion ».

[7] Voir son rapport « La Garantie Jeunes de demain. Un droit ouvert à tous les jeunes », décembre 2020.

[8] Dans les pays à la citoyenneté « individualisée », deux types de limites d’âge peuvent coexister : une première limite d’âge renvoie à l’âge auquel il est possible de prétendre à une prestation (18 ans le plus souvent), tandis qu’une seconde limite d’âge permet d’activer de façon spécifique la prestation en question pour une tranche d’âge en particulier (souvent les 18–24 ou 18–29).

[9] https://www.star.dk/en/active-labour-market-policy-measures/tackling-youth-unemployment-in-denmark/

[10] Dont les premières évaluations ont montré l’effet positif sur l’accès à l’emploi (Gaini et al., 2018).

[11] La proposition de loi d’avril 2021 de François Ruffin (LFI) pour l’ouverture du RSA aux moins de 25 ans contenait ainsi l’inclusion des étudiants.

[12] https://www.su.dk/su/om-su-til-videregaaende-uddannelser-universitet-journalist-laerer-mv/satser-for-su-til-udeboende-paa-videregaaende-uddannelser/

[13] Alors même que la participation à l’enseignement supérieur au Danemark est une des plus élevées d’Europe : en 2020, 49,8% des 30–34 ans avait un niveau d’études supérieures au Danemark contre 48,8% en France, et 41% dans l’UE à 27 (d’après Eurostat).

[14] Il existe par ailleurs un débat sur l’intégration potentielle des allocations logement dans la réforme des aides aux étudiants : nous privilégions ici la piste consistant à distinguer les deux prestations, dans la mesure où les allocations logement couvrent un risque plus large et distinct là aussi de l’enjeu du financement des études, comme c’est d’ailleurs le cas au Danemark (allocations logement ouvertes aux étudiants) ou en Suède (existence d’une allocation logement spécifique pour les 18–29 ans).

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