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Note

Strasbourg : le tram et les cités

Perçue jusqu’à la fin des Trentes Glorieuses comme un espace aux contours bien délimités, dont chaque lieu correspond à une fonction définie, la ville tend aujourd’hui à pénétrer dans les quartiers, dans les cités, notamment grâce au tramway et à la diversification de l’habitat. Le cas de Strasbourg, étudié dans le cadre du groupe de travail de Terra Nova sur les quartiers de relégation en partenariat avec la revue Esprit et avec le soutien de la Fondation Total, illustre bien ce phénomène. Après Grenoble, Bordeaux et Rouen, Jacques Donzelot montre dans cet article, à travers les exemples de la cité Loucheur, des quartiers de la Meinau et du Neuhof, de la cité Hautepierre, que ce mouvement de la ville vers la cité n’entraîne pas de dynamique en sens inverse : la volonté de désenclaver, si elle existe, se heurte à d’autres difficultés.
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C’est en voulant corriger les erreurs du passé que l’on donne à voir de quoi le présent est fait. Car corriger ne revient pas seulement à effacer ce qui maintenant paraît une faute mais surtout à dire en quoi consiste le vrai à présent. Ainsi, le programme de rénovation urbaine se trouve-t-il souvent présenté comme voué à nettoyer quelques scories, quelques aberrations de construction du logement social imputables à l’urgence d’agir dans laquelle s’était trouvée l’action publique au sortir de la guerre mondiale, compte tenu des nécessités de la reconstruction et des effets de l’urbanisation rapide d’une société soudain en plein essor industriel. Mais on peut aussi et avantageusement voir dans cette rénovation lancée à la fin du siècle dernier la manifestation d’une nouvelle conception de la ville, d’une conception en réalité partout présente depuis une trentaine d’années de manière diffuse, mais qui trouve justement là, dans ce programme de reconfiguration des cités sociales, matière à s’affirmer avec une vigueur toute particulière. Sans doute parce que le contraste entre la pensée de la ville qui le porte et la philosophie antérieure y apparaît plus fortement qu’ailleurs et que cela confère l’aspect d’une passion militante à l’action de ceux qui en assument la charge.

De la logique des lieux à l’importance des flux

En quoi consiste ce changement de philosophie de l’urbain ? On dira : en une manière de faire prévaloir les flux sur les lieux. Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, la ville gardait sa philosophie originelle, celle d’un espace aux contours aussi bien délimités que possible, offrant sa protection par cette frontière avec le dehors que concrétisa autrefois son enceinte et, ensuite, le balisage fonctionnel de l’espace urbain. La raison d’être de cet urbanisme fonctionnel, associé à la société industrielle émergente, correspond, en effet, à une autre manière de faire prédominer les lieux sur les flux. Non plus par la seule fermeture de la ville sur elle-même et le contrôle de ses entrées et sorties, mais par la division de ses lieux, par l’attribution à chacun d’une fonction unique. De sorte que l’on pouvait ainsi contrôler les flux, enrayer cette fameuse « attractivité néfaste de la ville » accusée de causer l’entassement des populations et la dévastation des lieux. Par cette méthode de l’urbanisme fonctionnel, on pouvait faire des flux une zone parmi d’autres, soumise aux seules nécessités des transferts requis par chacun des autres espaces fonctionnels : industrie, commerce, logement, loisirs, etc.

Or, depuis le début des années 1980, ce rapport entre les lieux et les flux s’est inversé. Il ne s’agit plus de préserver les lieux contre les menaces constituées par l’attraction que les villes exercent sur les flux, humains en particulier. Au contraire, on fait du renforcement de l’attractivité de chaque ville l’objectif premier de la politique urbaine. Une ville ne se définit plus par des contours relativement précis mais par la faculté qu’elle offre de relier ses habitants à des ailleurs plus ou moins lointains. L’importance des flux vers ces ailleurs sert à caractériser la ville beaucoup plus que l’étendue, d’ailleurs de plus en plus indéfinissable, du territoire qu’elle serait censée recouvrir. En conséquence de cette nouvelle vision de la ville, la séparation fonctionnelle des zones sur le territoire urbain apparaît comme un frein, une forme de pauvreté qui en diminue l’attrait, qui condamne ceux qui y vivent à l’isolement, à la stagnation, voire à une forme de séparation d’avec le reste de la société qui ne peut que nuire à la cohésion de celle-ci.

La rénovation urbaine apparaît comme la figure de proue de cette mutation de la ville. Elle vaut comme le fer de lance qui en porte les valeurs là où elles paraissent le moins reconnues : dans ces cités sociales qui ont été justement construites pour y retenir leurs habitants, pour leur éviter de subir l’attraction des villes. Après avoir été une solution, la cité est ainsi devenue un problème, le principal obstacle opposé à sa mutation tant recherchée. Dans le monde des flux qu’apporte la mondialisation, la cité constitue une menace, une figure du repli, de l’échec. Le chômage de la population de ces cités, le taux de délinquance, la concentration d’une population immigrée portée, par le manque d’emploi et de liens positifs avec le dehors, à se replier sur sa culture de départ, les émeutes enfin : tous les traits qui servent maintenant à caractériser négativement les cités sociales attestent la caducité de cette forme urbaine, la nécessité de conduire contre elle et ses formes un combat décisif pour l’avenir de la ville.

De cette mutation de l’urbain et du rôle déterminant qu’y jouent tant le tramway que la rénovation urbaine, la ville de Strasbourg fournit une illustration toute particulière, parce que sa localisation l’a longtemps conduite à incarner doublement cette fonction de clôture en ajoutant à la fermeture classique de l’espace urbain la fonction de bouclier contre l’ennemi allemand qui se trouvait juste de l’autre côté du Rhin. Longtemps resserrée autour de sa cathédrale forteresse, repliée derrière ses remparts, elle désertait l’espace la séparant de la frontière, le quartier du Rhin, celui où l’on trouve le moins de constructions et une seule cité sociale, la cité Loucheur, construite dans les années 1930. C’est au sud, avec les cités du Meinau et du Neuhof, puis à l’ouest avec celle de Hautepierre, que se sont surtout développées les zones d’habitat social. Comme si l’esprit défensif gardait son emprise bien que le port du Rhin soit devenu un important support de l’activité industrielle.

La formule de la ville bouclier est en train de se défaire à toute allure au profit de l’image de la ville des flux. Cette mutation s’opère à travers deux programmes plus ou moins couplés : celui du tramway desservant la ville et celui de la rénovation urbaine des cités construites durant l’ère industrielle. Le tramway de la ville de Strasbourg n’est pas le plus ancien de France (c’est Nantes qui relance le genre) mais le plus abouti, capable de desservir la presque totalité de ses habitants selon un schéma qui est aussi le plus maillé (six lignes s’y entrecroisent). Ce tramway sert d’appui aux opérations de rénovation urbaine destinées à désenclaver des cités sociales dans lesquelles l’état de relégation caractérisant la population qui y vit se traduit par un chiffre élevé de violences, et par leur forte médiatisation. On songe en particulier au nombre de voitures brûlées dans le quartier du Neuhof la nuit du Nouvel An, érigé en thermomètre de la gravité du problème des cités… jusqu’à ce que le gouvernement, l’an dernier, décide de briser le thermomètre en ne rendant pas ce chiffre public. Dans cette ville qui n’a plus de raison de se considérer comme une ville frontière mais comme un espace de rencontre, de facilitation des mouvements vers toute l’Europe, la relégation de la population pauvre et immigrée dans les cités sociales qui balisent son périmètre symbolise la résistance à la mutation dans laquelle elle se trouve engagée à travers son destin européen, la difficulté à passer d’un monde dans un autre. Aussi le ton des élus et des techniciens qui nous reçoivent pour nous faire visiter les cités en question et les actions qu’ils y conduisent fait-il montre d’une forme d’engagement quelque peu passionnelle. Que produit donc ce couplage tant vanté par eux du tramway et de la rénovation urbaine pour sortir la population des cités de l’état de relégation où elles se trouvent ? L’ordre d’enchaînement des visites qui nous sont proposées dans ces quartiers en cours de rénovation illustre, d’une certaine manière, cette volonté de faire prévaloir les flux sur les lieux puisque notre parcours commence par ceux où elle se donne le plus manifestement libre cours pour finir par ceux où elle rencontre le plus de difficultés.

Désenclaver sans détruire

Nous commençons par visiter la cité Loucheur, dans le quartier du Rhin. C’est un lieu qui s’est trouvé fortement médiatisé en avril 2009, lors d’un sommet de l’Otan, quand les caméras du monde entier le donnèrent à voir à travers les affrontements violents entre la police et les opposants à ce sommet, les fameux Blackblocs , des jeunes gens en lutte pour le socialisme mais surtout contre cette incarnation du capitalisme que représente l’Otan. Ils sont vêtus de noir, comme leur nom l’indique, pour se donner à voir… et portent sur le visage un foulard également noir mais afin d’éviter cette fois d’être repérés par les caméras de la police ou de la presse. Comme les grands dirigeants du monde libre avaient décidé de se réunir symboliquement sur le pont de l’Europe, qui réunit les deux rives du fleuve, afin de démontrer la capacité des peuples à surmonter leurs divisions là même où elles étaient apparues autrefois comme insurmontables, les Blackblocs entreprirent de manifester leur colère contre ce qui leur semblait être un sommet de l’hypocrisie à l’heure de l’oppression du peuple palestinien par la volonté directe ou indirecte de ces mêmes puissances. Ils exprimèrent leur fureur en incendiant les quelques équipements qui se trouvaient sur ce quartier limitrophe : un bâtiment de douanes plus ou moins abandonné, un hôtel Ibis, un petit immeuble contenant une pharmacie et une poste. Autant de dévastations qui eurent surtout pour effet de faire apparaître le relatif abandon de ce quartier, le caractère insulaire du seul et fort petit groupement d’habitations sociales situé sur cette voie conduisant de la ville de Strasbourg à celle de Kehl, de l’autre côté du Rhin, en Allemagne : la cité Loucheur.

Cette cité Loucheur compte un peu moins de quinze cents habitants. Elle a été construite, durant les années 1930, sur un territoire choisi pour sa faible valeur marchande, en raison de son statut frontalier entre deux nations ennemies. Elle participe des rares constructions sociales de l’époque, portant le nom d’un ministre plus soucieux de développer le pavillonnaire que les cités sociales mais désireux, tout de même, d’offrir un espace décent aux familles pauvres mais nombreuses qui ne trouvaient pas à se loger dans le centre-ville, lieu de tous les dangers où l’entassement des ménages dans des espaces réduits conduisait l’homme au bistrot, la femme au trottoir et les enfants à la rue selon une image qui hante les romans du XIX e siècle et les rapports alarmistes des médecins hygiénistes. Aussi cette cité Loucheur fut-elle conçue à distance convenable de la ville centre et de son attraction néfaste, dans un cadre de surcroît propice à la vie familiale et à la surveillance des enfants par leurs parents grâce à un encerclement des espaces collectifs par les bâtiments : point n’était besoin de sortir de chez soi pour contrôler la conduite des bambins et aucun bistrot n’existait dans les parages.

Qu’est-il advenu de cette cité depuis sa construction ? Après une période relativement faste qu’évoquent encore les plus vieux de ses habitants, elle a perdu une partie de sa population et celle qui reste s’est considérablement appauvrie. La vie sociale s’y est dégradée. Certes, les hommes ne passent pas leur temps au bistrot… mais cela ne les empêche pas de boire. Selon les responsables de la rénovation urbaine, on ne peut tenter de réunir les habitants que le matin : l’après-midi, ils sont généralement ivres. Les femmes ne finissent pas au trottoir. Elles passent leur temps chez elles et n’en sortent, le plus souvent en pyjama, que pour aller chercher leurs enfants à la sortie de l’école. Devant celle-ci, un monument en forme de char pointe bizarrement son canon contre le bâtiment. Manière, sans doute, de rappeler aux bambins qui la fréquentent qu’il a fallu que leurs ancêtres risquent leur vie pour qu’ils aient la chance d’aller dans une école française. Passé l’âge de l’école, ils ne finissent pas à la rue, à proprement parler, mais beaucoup se retrouvent en capuche dans les allées de la cité pour orienter les acheteurs de drogues diverses vers leurs fournisseurs. La cité Loucheur a la réputation de constituer le principal lieu de deal de la ville.

En conséquence d’un tel tableau, on s’attend de la part des responsables de la rénovation urbaine à un très viril discours annonçant moult opérations de démolition et de reconstruction. Au lieu de quoi, on n’entend parler que d’une réhabilitation qui n’entamerait pas la disposition des bâtiments. Pourquoi une telle retenue ? Parce qu’il existe entre les habitants, nous dit-on, une réelle solidarité qu’il ne s’agit pas de détruire. On comprend cependant dans un second temps que la pauvreté des habitants en question ne permet guère de les reloger dans le cadre d’un habitat plus diversifié. Mais le motif principal de cette modération de l’action sur la cité découle surtout de l’ambitieux projet de transformation de ce quartier que les événements d’avril 2009 portent à accélérer. En l’occurrence, il s’agit de transformer ce quartier frontalier, longtemps peu investi pour cela même, en un quartier transfrontalier, de substituer donc la force des flux à l’effet de coupure. Ainsi, l’ancien bâtiment des douanes, brûlé par les Blackblocs , va-t-il devenir le site d’une station de tram conduisant la ligne D de Strasbourg jusqu’à Kehl, cette ville allemande de l’autre côté du Rhin qui, elle, a fortement investi sa rive en y construisant des bâtiments résidentiels attractifs et des équipements de toutes sortes. La ville de Strasbourg projette d’en faire autant sur sa propre rive, d’y édifier des logements sociaux, mais aussi des logements de standing . L’objectif déclaré est de faire venir douze mille habitants dans ce quartier qui en compte maintenant dix fois moins, ainsi qu’un nombre encore plus élevé de travailleurs durant la journée. Une grande esplanade les conduira des parages de la cité Loucheur jusqu’à la rive du Rhin, comportant nombre d’attractions tout au long de son parcours.

Que pensent les habitants de la cité Loucheur de ce projet grandiose ? Les responsables d’associations nous rapportent leurs propos qui reviennent à dire que « tout cela n’est pas pour eux ». Et ils ont évidemment raison au sens littéral du terme. Il s’agit surtout de créer un mouvement qui fera disparaître l’insularité inquiétante de leur situation. Leur cité ne constituera plus une menace par son isolement, par les trafics que celui-ci rend aisés. Elle se trouvera inscrite dans un quartier organisé autour du mouvement et non plus du repli. Elle ne sera plus un problème pour la ville. Ce sont les habitants qui se sentiront en cause, contraints de changer de manière de se donner à voir et de mode de vie s’ils ne veulent pas subir le sentiment d’opprobre et de déclassement qui résultera pour eux de cette inscription dans une société dont ils ne se sentent pas vraiment partie prenante.

Remodeler l’espace des cités

Les deux grands ensembles situés au sud de la ville, celui de la Meinau-Canardière et celui du Neuhof, ne pâtissent pas du même effet d’éloignement et d’insularité que la cité Loucheur. Leur construction s’inscrit dans le cadre du développement de la ville durant les années 1950 et 1960 et obéit aux principes de l’urbanisme fonctionnel en vigueur alors, même si ce principe de découpage paraît plus effectif pour le premier que pour le second. Mais c’est, de toute façon, la déconnexion croissante entre les zones industrielles et ces zones d’habitat social qui explique la décadence de ces cités, comme nous l’expliquent les chefs de projet de la rénovation engagée dans l’un et l’autre.

Le quartier de la Meinau comporte en effet une grande zone industrielle − la plus grande de Strasbourg − appelée « La plaine des bouchers ». C’est au sud-est de cette zone que se trouve la cité de la Canardière, achevée en 1957, où logent environ dix mille personnes. Composée de tours et de barres, cette cité était destinée au logement des ouvriers travaillant dans cette zone industrielle (hormis quelques immeubles locatifs privés, situés au nord de la cité et destinés au logement des fonctionnaires du conseil général). Une telle disposition pouvait sembler pratique tant que les emplois fournis sur ladite zone s’adressaient effectivement à la population de la Canardière, elle-même de plus en plus composée d’immigrants maghrébins. Mais, durant les années 1980, le recul de l’activité industrielle et la tertiarisation de l’économie dans la plaine des Bouchers ont provoqué le repli sur elle-même de cette population de la Canardière. Ce repli se trouve renforcé par l’effet d’enclavement qu’y ressentent ses habitants, pris, comme ils le sont, entre cette zone où ils n’ont plus rien à faire, un lotissement de villas de luxe et une série d’espaces verts au sud. De quelque côté qu’ils se tournent, ils ne peuvent trouver de contact qui leur ménagerait une transition vers la ville. Non que celle-ci soit loin : dix minutes en voiture. Encore faut-il en avoir une. Ce qui semble rarement le cas. Ils ne se sentent pas non plus en ville dans ce quartier qui ne comporte pas de rues à proprement parler, seulement des espaces communs dans lesquels une jeunesse désœuvrée roule en scooter à toute allure pour se défouler, quitte à provoquer la mort d’un bébé, comme cela est arrivé récemment, ajoutant donc l’insécurité physique à l’insécurité sociale des habitants.

Situé à l’extrémité sud de la ville, le quartier du Neuhof constitue la cité la plus connue de Strasbourg, à cause du fameux rituel des voitures brûlées la nuit du Nouvel An, qui a longtemps joué, par l’escalade de ses chiffres, d’année en année, le rôle de piqûre de rappel de la gravité du problème des cités. Il y a dans ce quartier une raison particulière qui contribue au désespoir qui y sévit et qui vient s’ajouter aux échecs reconnus de l’urbanisme fonctionnel. C’est qu’il a servi, pour la ville, depuis ses origines, de lieu de débarras où l’on envoyait tous ceux que l’on ne savait où loger. On y a installé « provisoirement » les victimes des destructions des deux guerres mondiales qui ne disposaient pas de ressources propres, puis ceux qu’il fallait déloger du centre-ville pour y conduire les opérations de rénovation urbaine manière années 1960. Sans compter les gens du voyage en cours d’installation dans le quartier voisin du Polygone. Devenu zone d’habitat social par la construction, entre 1960 et 1980, de quatre mille logements pour environ douze mille personnes, le Neuhof reste marqué par cette image de relégation héritée de son histoire et qui rend encore plus grave la situation de ses habitants lorsque l’emploi diminue dans les zones industrielles proches comme celle du sud du Rhin.

Après l’évocation des causes qui expliquent le drame vécu par les habitants de ces deux cités de la Canardière et du Neuhof, les chefs de projet entreprennent, ici aussi, de nous décrire l’effet miraculeux que commence à produire sur ces lieux le couplage réussi du tramway et de la rénovation urbaine. À la Canardière, le tramway, pour le moment, reste à une certaine distance, ne desservant vraiment que le quartier des villas. Il atteindra le cœur de la cité dans une quinzaine d’années. Mais il est aisé de rejoindre cette station par le bus. Et puis, c’est une raison de plus pour déployer maintenant toute la batterie des formules d’action propres à la rénovation urbaine de façon à ce que le désenclavement interne du quartier précède et prépare sa reconnexion avec le reste de la ville : destruction des tours et des barres suffisante pour permettre une nouvelle trame viaire rendant la cité traversante et permettant d’éviter les stationnements sauvages comme les formes dangereuses de circulation, renforcement de la place publique existante et création d’une seconde dans la partie la plus pauvre, résidentialisation des immeubles qui n’ont pas été démolis. S’agissant du quartier du Neuhof, le tram y est arrivé avec la ligne C et la création de la station Reuss à l’entrée de la cité. Elle a permis l’établissement d’une nouvelle place où s’implantent des équipements sanitaires, commerciaux et culturels, comme l’espace Django Reinhardt. L’avenue qui mène vers le nord se trouve reconfigurée, dégagée d’un côté par la démolition d’immeubles sociaux, tandis que, de l’autre côté, se construisent des résidences vouées à l’accession à la propriété.

Quel effet cette fameuse stratégie produit-elle sur les habitants ? Selon les chefs de projet, toutes ces opérations sont conduites « en osmose avec les habitants », particulièrement dans le quartier du Neuhof. Ils nous laissent d’ailleurs seuls avec les responsables associatifs afin que ceux-ci nous livrent plus librement leur sentiment. « Osmose » : le terme déclenche justement une certaine ironie chez eux. Ils y voient une manière de reconnaître le souci des chefs de projet d’établir effectivement un contact avec les habitants mais sans conférer à ceux-ci une quelconque consistance organisationnelle. En les réunissant ponctuellement, en leur donnant la parole individuellement, en les promenant avec un « sachant », en évitant de confier aux associations existantes ou à une association ad hoc la tâche d’élaborer des propositions, d’énoncer des attentes suffisamment élaborées, la « capacité d’expertise des habitants », cette expression fabriquée par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), ne leur paraît pas destinée à élever le pouvoir des habitants mais à accroître le savoir de ceux qui maîtrisent l’action.

Qu’en est-il justement de « l’expertise » des associations sur les premiers effets de ces opérations ? Tous décrivent un indéniable contentement des habitants quant à l’effet d’animation que l’action de rénovation a produit sur les quartiers qui semblent, un temps, reprendre vie. Puis, quand les actions s’arrêtent, les choses reviennent à leur point de départ. L’arrêt des travaux entraîne aussi celui des emplois des jeunes impliqués par les clauses d’insertion des marchés publics. L’installation d’équipements nouveaux comme le centre culturel Django Reinhardt à la sortie de la cité ? Ce sont surtout les jeunes du centre-ville qui y viennent, grâce à la facilité et à la sécurité que leur procure le tram. Ceux du quartier ne s’y sentent pas chez eux. Quant au trafic de drogue, il se déplace vers l’intérieur du quartier.

Un compromis réussi ?

La troisième et dernière visite concerne le quartier de Hautepierre, à l’est de la ville. Moins médiatisé que celui du Neuhof, il figure cependant parmi les vingt-cinq quartiers classés comme les plus difficiles tant par le ministère de l’Intérieur que par l’ANRU, ce que l’on a d’abord du mal à comprendre en pénétrant dans cette cité qui n’a rien d’un grand ensemble. On n’y trouve ni tours ni barres, mais une structure originale faite de la juxtaposition de huit mailles hexagonales, formant chacune comme un village de trois mille habitants, à l’exception de trois d’entre elles vouées, l’une à un CHU, la deuxième à un centre commercial et la troisième à un parc de loisirs. La formule, nous dit-on, a justement été conçue pour éviter les travers des grands ensembles : cet anonymat de l’habitat, ces immeubles conçus en fonction du seul chemin de grue permettant d’édifier un bâtiment et un autre pour le prix d’une seule voie d’approvisionnement en matériaux, ces espaces intermédiaires purement intercalaires, sans appropriation privée ni publique et devenus, pour cela, « complices » de la criminalité.

On apprend d’ailleurs que cet ensemble, construit entre 1973 et 1980, n’avait pas vocation, au départ, à devenir une cité d’habitat social. Il fut conçu par un architecte ambitieux, Pierre Vivien, marqué par la réflexion urbanistique américaine, soucieuse, en l’occurrence, de trouver la recette d’un urbanisme apaisé, délesté des encombrements qui nuisaient tant à la vie sociale. Pour cela, il convenait, d’une part, de hiérarchiser les déplacements pour éviter les méfaits de la voiture, les bruits associés aux rythmes hachés de la circulation en ville à cause des croisements. Pareille hiérarchisation commençait par réguler la circulation automobile à travers une voie unique conduisant les voitures le long des mailles grâce à des carrefours à trois branches, de cent vingt degrés, comme ceux d’une maille hexagonale, qui déterminaient, de fait, une vitesse lente et régulière aux alentours de soixante à l’heure. Puis, partant de ces voies maillées, de petites voies en impasse menaient à des lieux de stationnement. La hiérarchisation des circulations devait permettre de réaliser l’autre objectif constitutif de cette rêverie urbanistique : la création d’une véritable unité de voisinage par le déploiement des bâtiments en couronne autour d’un espace commun, d’un parc propice à la vie sociale. Voilà donc la pensée qui a présidé à la genèse de ce quartier de Hautepierre, un projet ambitieux dont les créateurs pensaient qu’il aurait toutes les raisons d’intéresser les classes moyennes.

Mais les chefs-d’œuvre d’ingéniosité urbanistique produisent très vite les mêmes effets que les utopies du XIX e siècle. Leurs avantages supposés se révèlent à l’usage comme autant d’inconvénients. Ainsi, la grande sécurité que les mailles apportent aux familles pour l’accès à l’école de leurs enfants va aussi de pair avec un effet d’enfermement qui se traduit en particulier par la réduction considérable des rapports avec le dehors, à travers, déjà, la difficulté d’accès pour les visiteurs. Le calme recherché dans le domaine de la circulation donne lieu à un entassement désordonné des voitures en dehors des parkings autorisés sauf à tourner en rond indéfiniment. La circulation dans un seul sens débouche sur une frénésie de coups de klaxon et de bruits divers. En conséquence, l’image du quartier s’est très vite dégradée et son peuplement s’en est ressenti. Il s’est orienté sur le seul accueil des populations immigrées attirées justement par la possibilité de se regrouper entre elles, entre ethnies, trouvant ainsi un espace propice à une vie moins contrainte d’arborer les signes extérieurs d’intégration dans un pays si sourcilleux à cet égard. Ils peuvent plus facilement y revêtir leurs costumes d’origine et pratiquer leurs coutumes sans ressentir le poids de la réprobation. La jeunesse délinquante s’y sent aussi protégée par une structure urbaine hermétique propice à ses trafics. Les émeutes y prennent un tour spectaculaire en 2002 et 2005.

Le quartier devient la cible régulière des commentateurs républicains qui y dénoncent la disparition de la mixité, l’obligation croissante, pour les femmes, de porter le voile, la nécessité pour les animateurs de quartier de prévoir des activités séparées pour les hommes et pour les femmes, sauf à perdre leur public. Seule l’école survivrait comme une oasis de mixité dans un territoire où la norme devient la séparation. Le rêve d’un voisinage institué contre l’anonymat du grand ensemble tournerait au cauchemar.

La visite guidée de ce quartier de Hautepierre par les chefs de projet était destinée, là encore, à nous montrer comment la solution à son enclavement doit venir par l’action conjointe du tram et de la rénovation urbaine. Certes, la ligne A du tram s’arrête à l’entrée du quartier. Mais il vient d’être décidé de la poursuivre jusqu’à son centre, là où sera créée une place avec une médiathèque, des locaux associatifs et une mosquée. Quant à la nuisance des voitures, on va la réduire par un élargissement de la voie et une circulation à double sens avec des feux et, de surcroît, une piste cyclable ainsi que des trottoirs. Tout cela devrait atténuer la séparation entre les mailles. Les espaces internes à chaque maille seraient réservés à des jardins partagés tandis que le bord des immeubles bénéficierait d’une résidentialisation.

Nous sommes invités à nous promener dans les mailles en question où l’on peut discuter avec les habitants qui travaillent dans les jardins partagés. Ce sont tous des hommes, essentiellement maghrébins, qui nous présentent fièrement le fruit de leurs travaux agricoles. Chacun dispose d’un petit espace de quelques mètres carrés où il peut déployer ses talents et dont il peut échanger les produits avec ses voisins. Ils nous expliquent que cette activité leur permet de reconquérir l’espace commun et de mieux exercer leur autorité sur les jeunes. Les femmes ? Elles disposent d’un local qui leur est spécialement dévolu. En attendant la mosquée promise, c’est un centre dénommé « social et culturel » qui leur sert pour la prière. Du plan de rénovation prévu, ils nous disent qu’il leur convient parce qu’il préserve l’aspect village de ce quartier et qu’ils y sont attachés.

Rencontrant ensuite un architecte missionné par l’ANRU sur ce quartier, on apprend que l’accord entre la municipalité et les habitants sur le projet de rénovation fut tout sauf aisé. Dans un premier temps, le maire (Fabienne Keller, UMP) avait imaginé, avec son équipe, une grande voie traversante qui aurait nécessité la démolition d’un nombre conséquent d’immeubles, mettant ainsi fin à l’effet d’enclavement associé à ce système de mailles. Ce projet avait suscité une violente réaction des habitants qui se sentaient menacés dans leur mode de vie. Ils avaient été vigoureusement soutenus par le conseiller (socialiste) de ce secteur. Le changement d’équipe municipale, aux dernières élections, au bénéfice du socialiste Roland Ries, entraîna l’abandon du projet initial et la recherche d’un compromis pouvant satisfaire et l’ANRU et les habitants soutenus par le nouveau maire. C’est ce compromis qui nous a donc été présenté comme le fruit d’une concertation réussie.

Quels enseignements retenir de ce voyage à Strasbourg ? Ceci au moins que la tendance à faire prévaloir les flux sur les lieux s’y constate, au sens où l’on observe partout une pénétration de la ville dans les quartiers, dans ces cités qui avaient été conçues précisément contre la ville, contre son attraction néfaste. La ville y entre par la magie du tramway, par l’instauration d’une trame urbaine qui en rend l’espace lisible, le place en continuité avec celui de la ville, par une diversification de l’habitat qui brise le caractère d’extraterritorialité de son espace associé au statut encore social du foncier dans ces cités, par l’installation d’équipements, à leurs portes, le plus souvent, mais aussi parfois assez timidement, en leur centre.

On remarque cependant que cette pénétration de la ville dans la cité n’entraîne pas un mouvement dans le sens inverse : une pénétration de la ville par les habitants des cités. Chacun des trois cas de figure qui nous ont été présentés illustre à sa manière cette difficulté. Au quartier du Rhin, le projet d’aménagement d’un quartier transfrontalier supprime l’insularité de la cité Loucheur… sans entamer son enclavement. La ville des flux passe ou va passer à côté d’eux plus qu’elle ne vise à les entraîner. Ils sont un résidu du passé plus qu’une cible effective pour le présent. Dans les quartiers de la Canardière ou du Neuhof, la volonté de désenclavement des cités est manifeste. Mais la prise en compte par les rénovateurs de la nécessité de doter les habitants des moyens psychologiques et sociaux pour profiter de nouvelle fluidité est moins évidente. Quant au quartier de Hautepierre, ce serait plutôt la volonté de résistance des habitants qui l’emporterait, la volonté de préserver la dimension village du quartier par défiance envers la capacité de la ville à leur faire une place, défiance qui les porte à renforcer la protection que représente alors l’affirmation de leur singularité ethnique et religieuse.

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