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Note

Grenoble : l’écoquartier et l ’imam

Organisé par Terra nova, en partenariat avec la revue Esprit et avec le soutien de la Fondation Total, un groupe de travail sur les quartiers de relégation a effectué des déplacements dans de nombreuses villes de province et de la région parisienne : cet article, rédigé par Jacques Donzelot suite à un séjour à Grenoble, est le premier d’une série sur la « France des cités », qui sera publiée au fil des mois à venir. Les conclusions du groupe de travail figureront dans un rapport de propositions publié à l’automne. Terra Nova profite de cette première publication pour remercier l’ensemble des collectivités qui ont accueilli les membres du groupe de travail, ainsi que les associations, politiques et acteurs de terrain pour le temps qu’ils ont bien voulu leur accorder.
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Connecter la cité sociale à la ville par la magie du tramway, en faire un quartier comme les autres par une opération de rénovation urbaine qui égrène les tours et fractionne les barres pour en faire des ensembles résidentiels. Relever ainsi le statut des habitants pour en faire, justement, des « résidents », y ajouter quelques programmes sociaux destinés à améliorer la réussite éducative, l’insertion professionnelle, à faciliter les rapports de voisinage : voilà l’essentiel de l’effort déployé au titre de la politique de la ville. Cela ne suffit visiblement pas pour réintégrer dans la ville une population caractérisée par la faiblesse de son revenu et un marquage ethnique de plus en plus prononcé. Que faudrait-il faire de plus pour renverser cette tendance au repli, cette inflation des pratiques illégales qui menace à tout moment de placer les rapports entre la cité et la ville sous le signe de l’affrontement entre les jeunes du quartier et la police ?

Circuler pour mieux s’intégrer

S’il existait une réponse simple et claire à cette question, cela se saurait, dira-t-on. Effectivement, mais en écoutant les responsables de la vie associative qui s’emploient à animer ces quartiers, on voit bien que celle-ci nécessite la création d’une dynamique permettant aux gens qui y vivent de se promouvoir au dehors de la cité tout en y vivant plutôt que de devoir choisir entre la fuir ou s’y enliser. Bien sûr, pour qu’une telle dynamique prenne corps, il faut réussir à l’étayer sur des valeurs capables de conjurer justement la sensation d’abandon physique et moral généralement associée à ces quartiers. Abandon physique : intervient là le rôle considérable des graffitis et des gravats, de tout ce qui assimile le quartier à un déchet, à une manière de ne plus distinguer ce qu’il faut préserver de ce qu’il faut rejeter. Plus la population de ces cités se sent rejetée, traitée comme un déchet, moins elle se soucie de ranger ses propres déchets, les jetant sur le pourtour des immeubles depuis les fenêtres. Aussi voit-on se développer ici et là des mobilisations pour conjurer cette forme de déclin, soutenues par le rêve de faire de ces cités des écoquartiers. Cela non pas tant par adhésion idéologique à l’écologie que par désir de régénérer le quartier, de restaurer chez ses habitants – ou ses résidents – une fierté d’y vivre. Abandon moral : il y va là du déclin de la vie sociale, de ce retrait si souvent décrit des familles dans leurs appartements tandis que les espaces intermédiaires, les entrées d’immeubles, les coursives même, se trouvent de plus en plus accaparés par une partie des jeunes occupés à des jeux bruyants, des trafics illégaux, et qui fait sentir sa mainmise sur les lieux par toute une panoplie de conduites inciviles. Ces manifestations négatives signent le déclin de ce qu’il était convenu d’appeler l’éducation populaire, son remplacement, bon gré mal gré, par les représentants de l’islam, seuls souvent à pouvoir faire entendre un discours moral sur les relations sociales dans ces quartiers.

Entre le rêve de l’écoquartier et l’imam, quel rapport ? Aucun, bien sûr, puisque le premier puise sa légitimité dans le souci de l’avenir tandis que le second la tire d’une croyance héritée du passé. Aucune sinon que l’on voit bien comment chacune de ces orientations contribue à sa manière à restituer aux habitants des cités une force et une dignité que ni le fameux désenclavement de celles-ci, ni leur rénovation urbaine n’ont réussi à leur procurer. Cela s’observe dans beaucoup de villes françaises. Mais la visite de Grenoble nous l’a fait sentir plus fortement qu’ailleurs. Sans doute parce qu’elle fut la ville phare de la modernité urbaine et de la vie associative durant les années 1960–1970, au temps où Hubert Dubedout en était le maire et portait le rêve de la gauche moderne. Dans les cités sociales qui furent construites alors au sud de l’agglomération grenobloise, on assistait à un mélange réussi des classes populaires et des classes moyennes à travers une formule réputée de démocratie participative, celle des groupes d’action municipale (GAM). Cette image idyllique a commencé à se défaire au milieu des années 1980 pour incarner la dernière figure en date de la dégradation des banlieues, la plus médiatique du genre puisqu’on a vu alors les jeunes tirer depuis la fenêtre de leurs appartements sur des policiers ayant abattu un braqueur qu’ils poursuivaient alors qu’il se réfugiait dans la cité de la Villeneuve, l’une des cités composant cet ensemble construit au sud de la ville. Pourtant ce groupement de cités ne se trouve pas déconnecté de la ville. Le fameux tramway dessert directement la plus importante d’entre elles, la Villeneuve où vivent plus de 14 000 habitants. Sans doute cette cité n’a-t-elle pas – encore – connu une rénovation urbaine en règle. Mais c’est le cas des deux autres quartiers construits à la même époque et classés à présent en politique de la ville : Teisseire et Mistral. Le premier, Teisseire, constitue même le quartier pilote de la résidentialisation, sa figure la plus emblématique. Cela n’empêche qu’ils subissent les mêmes travers. Dans ces deux quartiers, nous avons demandé aux responsables de la vie associative de nous raconter leurs histoires et sur quoi ils fondaient leurs espérances au-delà d’une politique de la ville dont ils commencent toujours par dire les limites.

Le rôle de la régie de quartier

À la Villeneuve, nous rencontrons le directeur et un coordonnateur de la régie de quartier, la principale organisation travaillant sur le quartier. Comme partout, elle se trouve dirigée par trois catégories de personnes : les élus, les bailleurs et les représentants associatifs, ces derniers disposant toutefois ici d’un rôle déterminant. Elle emploie une centaine de salariés, ce qui en fait probablement la plus importante du genre. Pourquoi a-t-elle atteint un tel volume ? Parce qu’elle s’est progressivement lestée de toutes les tâches que faisait naître la décomposition des relations sociales dans la cité. Elle est née en 1989, au moment où l’utopie fondatrice de la cité – mixité sociale, convivialité, démocratie participative – a perdu toute crédibilité après le départ des classes moyennes, dont ne subsiste que la part vieillissante, sans enfants donc, tandis que monte la part des chômeurs, celle de l’immigration maghrébine, et le rôle de l’économie souterraine. Une telle évolution sociologique n’est pas inattendue dans ce type de quartier. Ce qui est moins banal, c’est la manière dont la régie va prendre sur elle toute la charge de la vie sociale au fur et à mesure que celle-ci se complique. Le rôle d’une régie de quartier est classiquement de fournir des prestations en matière d’entretien des lieux, de réparation des équipements défectueux. Et tel fut bien, aussi, dès le départ, son rôle. Mais, au fil des années, elle va se charger progressivement de veiller à la tranquillité dans une cité où l’espace commun se trouve de plus en plus accaparé par la part désœuvrée de la jeunesse. Aussi se met-elle à embaucher des correspondants de nuit, puis des correspondantes de coursive, puis des correspondants de jour appelés médiateurs.

D’une veille sur l’état physique du quartier, la régie passe à une veille sociale. Sans résultats positifs : les récents événements contraignent ses responsables à le reconnaître. Cet échec les amène à s’interroger, à se demander s’il n’existerait pas une manière de revenir à leur cœur de métier pour redonner au quartier cette maîtrise de lui-même, cette capacité de bien fonctionner qui constitue la raison d’être de la régie. Car il faut comprendre le rôle d’une régie de quartier comme celui d’une régie de théâtre : l’art d’organiser l’espace de la salle, comme celui de la scène, de telle manière que la pièce puisse être jouée, que les habitants puissent devenir les acteurs de la vie du quartier et donner envie d’y vivre, d’être acteur ou spectateur, d’en sortir et d’en revenir comme on l’escompte de tout lieu porteur d’une dynamique pour ceux qui y vivent.

En l’occurrence, il y a bien une ligne qui symbolise cette espérance au sein de la régie. Elle est tenue par le coordonnateur du pôle développement durable. Salarié de la régie et habitant, il explique qu’il travaille sur la collecte des déchets avec une école et des enfants de 8–12 ans, les seuls qu’il estime assez malléables, c’est-à-dire qui ne sont pas encore entrés dans les trafics et la violence. Il a réussi à mobiliser une centaine d’entre eux dans cette école, la première école écologique de la ville. La question est, selon lui, cruciale, car, dit-il, « on est comme on jette ». C’est très bien de faire de beaux immeubles comme s’y engagent les élus en charge de la rénovation urbaine. Mais personne n’y viendra si on trouve des détritus en bas des immeubles. Et c’est totalement vain de faire des réunions de participation pour préparer cette rénovation urbaine si n’y viennent, comme c’est le cas, que des habitants de luxe, si les autres se sentent jetés, comme des détritus. Sa solution ? Poursuivre cette démarche écologique à travers l’école, atteindre les parents à travers les enfants, les entraîner dans un processus de réappropriation de leur quartier, dans la voie de la dignité. Parce qu’à travers la problématique des déchets, on atteint toutes les questions. Son rêve ? « Faire de la Villeneuve un écoquartier à la faveur de la rénovation urbaine. »

La rénovation et la dynamique des habitants

La rénovation urbaine n’est pas une solution par elle-même. Il y faut une dynamique sociale qui l’entraîne et la dépasse. C’est bien le même enseignement que l’on peut retirer de nos entretiens avec les responsables associatifs du quartier Teisseire. Quoique, cette fois, le supplément d’âme vienne plus de la foi religieuse que de la conviction écologique. Plus petite que la Villeneuve, la cité Teisseire est également plus séduisante, par l’effet d’une rénovation urbaine qui a facilité l’accès aux grands axes conduisant à la ville centre, qui a mis en valeur sa considérable richesse végétale en reliant ses nombreux parcs par un réseau piétonnier bien lisible, un fil vert qui traverse toute la cité, par une densification et une diversification de l’habitat. La rénovation a aussi et surtout été l’occasion d’une résidentialisation « bien comprise ». C’est dans ce quartier que l’architecte Philippe Panerai a fait ses premières armes en la matière, déployant une stratégie fine de délimitation d’unités résidentielles de quarante logements où les habitants du rez-de-chaussée disposent de jardins individuels séparés du dehors par une clôture grillagée, elle-même masquée par de la verdure plantée de part et d’autre de cette limite, de sorte qu’ils ne se trouvent pas coupés du parc et peuvent apercevoir le chemin traversant celui-ci tout en se trouvant suffisamment protégé du regard public dans leurs jardins privés.

Cet effort d’imagination architecturale, la mixité sociale induite par la nouvelle mixité des statuts de l’habitat a été l’occasion de renouer avec le rêve originel des cités grenobloises, cette démocratie participative, cette dynamique socio-éducative dont les plus anciens éprouvent encore la nostalgie. C’est le cas, par exemple, du président de l’association Fraternité qui regroupe les « pères » du quartier. Maghrébin, il a fait une école supérieure de commerce mais n’a jamais réussi à quitter ce quartier où il est né ; il a conçu cette association selon le modèle de l’éducation populaire telle qu’il l’a connue dans les années 1970, avec le souci, comme l’indique son intitulé très républicain, d’en faire un moyen d’encadrement et d’émancipation pour les jeunes et les femmes. Au début, dit-il, grâce à son café social et à travers le football, cette relation a fonctionné. Les compétences des vieux s’imposaient même s’ils ne savaient ni lire ni écrire. Ils décidaient qui devait jouer ou non. Puis cette influence des vieux a disparu. Les jeunes ont voulu faire un club sportif. Tout au plus peut-il, à présent, distribuer des cagettes de provisions à bas prix pour les familles ou organiser des voyages pour celles-ci. Les financements de la vie associative par la politique de la ville sont très formatés, ne laissant pas de place à quoi que ce soit d’expérimental, comme dans les années 1970. « Bref, explique-t-il, on a régressé. La place de la femme a régressé, la place de l’humain dans le quartier et la place du politique aussi. Faire de la rénovation urbaine sans le social, ça aussi c’est une régression. »

La rénovation urbaine ? Cela a été le moyen de comprendre à quel point ils étaient peu écoutés et mal entendus. « Quand on dit sable et palmier… On nous répond cailloux et peupliers. » Est-ce qu’au moins la rénovation apporte la mixité sociale promise par ses promoteurs et donc un levier possible pour retrouver cette dynamique perdue ? Ce serait plutôt le contraire. Ceux qui viennent habiter les appartements joliment résidentialisés bénéficient d’une dérogation scolaire pour envoyer leurs enfants dans une autre école que celle des gosses du quartier. Pour ce qui est des autres équipements – comme les piscines – les autres quartiers les font gérer par des clubs de natation et pratiquent ainsi une sélection par l’argent : une cotisation à 250 euros ! Il a fallu que la mairie fasse pression sur eux, menace de supprimer les subventions qu’elle leur accordait pour qu’ils acceptent de l’entrouvrir.

Coupure entre les générations, séparation accrue entre les niveaux de revenus : est-ce à dire qu’il y va d’une dégradation généralisée des rapports sociaux dans ce quartier ? Non, car là où la « fraternité » échoue, la mosquée, elle, réussit, comme nous le dit son président avec une pointe de désolation tout en nous présentant l’imam de ladite mosquée. Homme assez singulier également car occupant cette fonction en même temps que celle de professeur de physique-chimie à l’Institut des métiers techniques. « Les jeunes, nous dit celui-ci, viennent beaucoup à la mosquée. Ils veulent se retrouver. Mon rôle est de donner confiance à ces jeunes par rapport à leur civilisation, de les aider à trouver un trait d’union entre le pays où ils sont nés et la France. » Et ça marche, ajoute-t-il en offrant comme preuve les noms des nouveaux leaders associatifs, les élus du quartier : tous ou presque sont des éléments de la mosquée. Ils se droguaient. Maintenant, ils ont plusieurs enfants. Ils s’investissent au niveau du quartier, auprès des jeunes. Pourquoi réussit-il donc là où échouent les autres ? « Parce que l’Islam est une force. Ce n’est pas que la prière, qui ne concerne que chacun. C’est aussi être quelqu’un qui donne, qui participe. On n’est pas nombreux, les imams qui voyons les choses comme cela : connaître les textes mais aussi le contexte pour donner une vision cohérente, pour que le jeune ne soit pas bloqué. » Et comment se déploie-t-elle cette force ? « Les jeunes, quand on s’intéresse à eux, ils viennent. J’ai créé un créneau “Rencontre avec les jeunes”, le dimanche entre 18 et 19 heures. On parle des sujets qu’ils proposent : la mort, le vote, mes droits ici, le sexe… Ils viennent et ils s’améliorent peu à peu… Moi, je focalise sur le travail ; être équilibré, productif, aimable, respectueux. » Il n’y en a donc que pour les jeunes ? « Il y a aussi un créneau pour les femmes, vers 14 heures. »

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