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Note

Règles féminines, problème public : où en est-on de la mise à l’agenda politique ?

De la sécurité d’usage des protections périodiques jusqu’à leur coût, en passant par l’information à l’école ou l’opportunité d’un congé menstruel, ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « santé menstruelle » des femmes est en haut de l’agenda médiatique et politique. Mais quel est le cadre de problématisation de ce sujet devenu public ? Pour acquérir la cohérence d’un problème politique, le thème des règles agrège peu à peu les différentes dimensions qui en font un problème dans la vie des femmes : la sécurité d’usage et la santé, l’argent, la qualité de vie et le travail, voire l’impact environnemental. Des avancées se dessinent depuis cinq ans, mais choisir une entrée politique progressiste sur les règles implique aujourd’hui d’aller plus loin.

Publié le 

Introduction

Une personne sur deux est une femme, et plus d’une femme menstruée sur deux considère que ses règles sont douloureuses et l’entravent. La visibilité de ce sujet s’accroît dans notre société. Des avancées significatives sont portées en continu sur l’agenda politique : le 1er avril 2024, les fabricants de protections périodiques seront obligés par la loi d’en afficher la composition ; en parallèle, la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2024 organise désormais l’accès gratuit à ces protections en pharmacie pour les moins de 25 ans et les femmes les moins aisées. Nombreuses sont aussi les femmes qui, pour elles-mêmes ou pour leurs filles, observent aujourd’hui avec étonnement l’émergence massive du marché des culottes de règles réutilisables. Quelle transformation collective du vécu des règles portent ces évolutions ?

D’un autre côté, la perspective d’arrêts de travail prescrits pour règles douloureuses est retoquée à chaque proposition de loi déposée en ce sens par la gauche ; et les enquêtes continuent de montrer, les unes après les autres, combien le fait d’avoir ses règles demeure un état que l’on occulte, à l’école, en famille, dans le couple ou au travail.

Sur le plan politique, l’une des caractéristiques de ce sujet est qu’il engage différents registres de l’action publique : enjeu de sécurité sanitaire, il interroge la réglementation du marché des protections périodiques, a fortiori à l’heure où émerge un nouveau marché de culottes réutilisables ; enjeu de santé publique et d’équité, il  engage la nécessité de pallier les difficultés que créent des règles douloureuses chaque mois dans la vie de nombreuses femmes et adolescentes ; enjeu économique et de justice sociale, il interroge le poids inéquitable que représentent ces protections (et leur taxation) dans le budget des femmes ; enjeu culturel et sociétal, il oblige à questionner l’évolution des représentations collectives de la féminité.

 

La construction d’un problème public

Les règles n’ont rien d’anecdotique : elles concernent la moitié de l’humanité, de la puberté à la ménopause. Que la contrainte qu’elles engendrent dans le quotidien soit simple ou douloureuse pour les femmes, qu’elle soit coûteuse ou sans enjeu, dans tous les cas il s’agit bel et bien d’une contrainte factuelle, avec un éventail de conséquences pratiques à gérer, ne serait-ce que pour choisir et financer un mode de protection. La fatigue, la déprime passagère et surtout la douleur qui viennent parfois en sus font aussi partie de la vie banale des femmes.

Peuvent-elles, au demeurant, devenir un problème public comme un autre ? Car il faut bien voir qu’il demeure tout de même difficile de parler des règles : malaise, pudeur, tabou culturel, quelle qu’en soit la source, un silence demeure, en dépit des nombreuses initiatives publiques et privées.

L’effet-masse du sujet suffit-il à justifier de plaider pour en faire un problème public ? Les règles, et la nécessité de protection qui en découle, prennent une dimension publique dans la mesure où les besoins des femmes en la matière ne relèvent clairement pas du simple confort : c’est à ce titre qu’elles peuvent appeler des réponses collectives de la part des pouvoirs publics. C’est le cas en matière d’éducation, parce que les jeunes filles et leurs parents ont besoin du soutien de l’école pour accompagner sans tabou, y compris d’ailleurs par l’information des garçons, cette étape de la puberté qu’est la ménarche. C’est le cas en matière de santé, parce que le marché des protections, par ailleurs en pleine évolution verte, doit être régulé par des normes de sécurité. C’est le cas au plan de l’équité, en raison de la charge financière qui pèse sur les femmes.

Si le sujet est de plus en plus souvent abordé sur l’agenda politique et médiatique, c’est souvent sous l’angle de l’un ou l’autre de ses enjeux spécifiques : précarité menstruelle, scandale de sécurité, taxe rose, etc. La construction d’un problème public, cependant, a fortiori sur fond de tabou persistant, exige probablement un effort de problématisation plus globale. Le vocabulaire de la science politique distingue le cadre cognitif de construction du problème (à quel problème voulons-nous répondre ?) et ses aspects normatifs (quels principes politiques guident le choix d’une réponse ?). Les politistes ont montré que la mise à l’agenda politique d’un sujet dépend du degré de cohérence et de maturité qu’il acquiert dans ces deux registres, jusqu’à bénéficier d’une vision commune dans le public. Pour l’analyse des politiques publiques, la question devient alors de déterminer ce qui produit, sur un sujet donné, cette impression de « vérité du moment » qui permet au public et au personnel politique de s’accorder sur ce qui fait problème et de choisir une réponse publique engageant nos valeurs.

L’analyse a alors pour objet l’explicitation des connaissances, croyances, représentations ou idées qui constituent le référentiel à partir duquel sont façonnées les politiques publiques : « Elaborer une politique publique consiste d’abord à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action »[1].

Puisque, selon les termes de Peter Hall, le « puzzling » et le « powering » d’un problème politique sont des processus interdépendants[2], il importe, pour comprendre et évaluer la façon dont l’action publique s’empare d’un sujet, de retracer comment a émergé l’idée même qu’il fait problème, au point que sa résolution en vienne à concerner tout le monde et à s’imposer comme une nécéssité du moment.

S’agissant des règles, la variété des problématiques qui ont émergé les unes après les autres dans le débat public est frappante. En cinq ans, le « puzzling » et le « powering » du sujet se sont mis en branle. Les débats se succèdent au Parlement, tantôt pour répondre à la précarité menstruelle, tantôt pour réglementer la fabrication des protections périodiques ou encore pour accompagner la santé menstruelle au travail. Ces différents enjeux convergent aujourd’hui pour dessiner le paradigme cognitif et normatif qui semble bien en passe d’en faire un véritable problème public à l’agenda politique, modifiant en profondeur les représentations sociales et le quotidien des femmes.

 

« Protections hygiéniques » : … mais se protéger contre quelle menace ? 

La menstruation et ses extensions, nommées « protections hygiéniques », sont pour les femmes un objet, si ce n’est de stigma, au moins de dissimulation ; une partie de l’énergie des femmes, durant leurs règles, est consacrée à ne pas laisser paraître leurs éventuelles douleurs et fatigues, mais aussi à s’inquiéter des éventuelles « fuites » qui jetteraient sur elles un terrible opprobre. Avoir ses premières règles, c’est apprendre à les dissimuler. Annie Ernaux décrit ainsi dans Une Femme l’expérience de son adolescence dans les années 1950 : « Mon angoisse, le moment venu, de lui avouer que j’avais mes règles, prononcer pour la première fois le mot devant elle, et sa rougeur en me tendant une garniture, sans m’expliquer la façon de la mettre ». La « garniture », « protection intime », « périodique » ou « hygiénique », « couche », « serviette hygiénique » ou « tampon » est l’objet central de l’expérience des règles, sans que l’on sache d’ailleurs très bien comment l’appeler.

Ces protections n’existent que depuis un siècle, et leur diffusion à grande échelle en France a concerné la génération des femmes qui ont aujourd’hui 70/80 ans, dont les mères devaient encore faire bouillir et sécher en secret des linges spécialement affectés. Les premières protections périodiques jetables commercialisées à grande échelle ont été les serviettes hygiéniques Kotex produites par l’entreprise américaine Kimberly-Clark aux Etats-Unis à partir des années 1920. Les premiers modèles de tampons seront lancés quinze ans plus tard, en 1936, par la marque Tampax. Il faudra attendre les années 1970 pour voir le premier modèle de serviette pourvu d’une bande autocollante.

Comme le formule l’historienne Lara Freidenfelds dans son ouvrage The Modern Period, l’essor des protections périodiques manufacturées, qui dispensent les femmes de fastidieuses lessives, transforme profondément les usages corporels mais aussi l’expérience des premières règles et les pratiques éducatives. A certains égards, le stigmate culturel des règles s’en trouve atténué avec la diffusion de l’idée selon laquelle il devient possible de vivre « normalement » pendant ses règles. Malgré cela, les mots mêmes de « protections hygiéniques » continuent d’assimiler très littéralement l’écoulement des règles à une menace insalubre, tandis que « protections intimes » renvoie à une gestion occulte d’un sujet qui ne regarde personne.Pour appréhender les représentations sociales des règles, il est intéressant d’étudier, comme le fait une thèse soutenue en sciences de l’information en 2023 par Claire Roubaud, l’évolution des messages publicitaires depuis un siècle.  Claire Roubaud montre que la publicité s’est d’abord appuyée sur des arguments médicaux en désignant les serviettes fabriquées à partir de tissus usagés comme une source de prolifération bactérienne et de maladies. Ainsi, une publicité Kotex de 1927, intitulée « Woman’s greatest Hygienic Handicap », désigne ces serviettes artisanales comme la source de « la majorité des maladies fréquentes chez la femme, d’après les autorités médicales  » et désigne les règles comme le « problème d’hygiène le plus pénible rencontré par les femmes ». L’accès à la serviette jetable est explicitement thématisé comme l’attribut des femmes « modernes ».

Publicité pour les serviettes de la marque Kotex, Etats-Unis, 1927

Au cours des décennies suivantes, la qualification du problème que représentent les règles pour les femmes se déplace : d’un enjeu d’hygiène, on passe à une inquiétude sur le confort et la mobilité, ce qui est toujours l’angle marketing principal aujourd’hui. La vertu désodorisante des serviettes devient également un argument central de vente. Le rôle des protections périodiques est de permettre que les règles demeurent invisibles et inodores, dissimulées, en absorbant non seulement le sang mais aussi l’inquiétude d’éventuelles « fuites », comme dans une publicité de Procter et Gamble (tampons Rely) en 1980. Les vêtements blancs deviennent l’attribut incontournable des messages publicitaires, aujourd’hui encore.

Publicités pour les tampons Rely, Etats-Unis, 1980
Publicité Tampax, compte Instagram, 2023

En un siècle donc[3], les représentations des règles se sont modifiées et le marché des protections périodiques y a significativement contribué. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les règles : une orchestration fine, et souvent quelques dissonances…

Au cours des 14 premiers jours du cycle dédiés à la maturation des follicules qui aboutira à l’ovulation, la sécrétion d’estrogènes favorise l’épaississement de la muqueuse utérine (l’endomètre). Au quatorzième jour du cycle, avec l’ovulation, c’est une autre hormone, la progestérone sécrétée par l’ovaire, qui provoque la décidualisation de l’endomètre, c’est-à-dire sa transformation en une « dentelle » utérine très vascularisée apte à l’implantation d’un éventuel embryon. Lorsqu’il n’y a pas de fécondation, la chute du taux de progestérone entraîne la désquamation de l’endomètre et l’utérus se contracte, sous l’effet des prostaglandines, pour en expulser les débris : ce sont les règles. Un nouveau cycle s’engage avec la remontée des estrogènes et la cicatrisation de la muqueuse.

Parmi les troubles susceptibles d’affecter cette orchestration complexe toujours recommencée, les anomalies de la décidualisation, encore imparfaitement comprises, sont impliquées dans des maladies comme l’endométriose, caractérisée par une croissance ectopique du tissu utérin qui s’échappe dans la cavité abdominale par les trompes mais continue de réagir aux variations hormonales du cycle, devenant source de douleurs spécifiques et de saignements. Fruits de désordres hormonaux encore mal compris, les fibromes utérins qui concernent jusqu’à 50% des femmes et frappent tout particulièrement les femmes de peau noire et peuvent également entraîner des règles douloureuses, abondantes (ménorragies) ou intempestives (métrorragies).

Mais les règles douloureuses (dysménorhée) ne sont pas réservées aux femmes qui souffrent d’une pathologie gynécologique. Elles sont simplement l’attribut banal des mécaniques très fines de la santé reproductive féminine. Lorsqu’il n’y a pas de fécondation, la chute, parfois très brutale (en quelques heures), du taux de progestérone, peut causer une symptomatologie prémenstruelle difficile (malaise, céphalées, fatigue, inquiétude). Ensuite, l’expulsion des débris d’endomètre pendant les règles nécessite bel et bien des contractions utérines : pudiquement dénommées « crampes », ces contractions peuvent être douloureuses pour toutes les femmes, et tout particulièrement chez les jeunes filles dont l’utérus n’est pas encore parfaitement maturé.

Un tabou persistant

Le sujet des règles demeure largement tabou et l’impact que cette condition mensuelle a sur les jeunes filles et les femmes demeure difficile à nommer tant au sein des foyers que dans le débat public.

Rappelons ici la prescription du Lévitique (15 :19) : « Quand une femme est atteinte d’un écoulement, que du sang s’écoule de ses organes, elle est pour sept jours dans son indisposition, et quiconque la touche est impur jusqu’au soir ». Or dans un baromètre sur l’hygiène féminine réalisé en 2021, l’IFOP montre par exemple que le sujet des règles demeure tabou dans les couples, avec plus d’une femme sur deux qui déclare ne jamais avoir eu de rapports sexuels pendant ses règles : « Ce chiffre, note l’IFOP, raconte la perception encore très présente des règles comme une période « anormale » alors que régulière et tout à fait naturelle  ». De même, le vécu des règles au travail est problématique pour une proportion importante de femmes : dans une enquête auprès des salariées menstruées, l’IFOP retient que plus d’une femme sur deux juge avoir des règles « douloureuses », et une femme sur trois que les règles ont un impact négatif sur son travail. Mais huit femmes sur dix n’ont jamais abordé le sujet sur leur lieu de travail.

Plus inquiétant, de nombreux signaux montrent que le tabou concerne aussi toujours les jeunes filles et leur information sur la ménarche. D’après la Délégation aux droits des femmes dans son rapport sur les règles de 2020, le sujet est bien trop peu abordé à l’école et au collège. Le sujet des règles est au programme de 6e mais, selon le rapport, il est abordé trop superficiellement, de façon allusive ou même pas du tout. Les interventions sur le sujet, notamment celles des infirmières scolaires, ne sont pas systématiques. De plus, le fonctionnement complet du cycle féminin n’est abordé qu’en classe de 4e, alors que le début des règles se situe en moyenne à 12 ans, en 5e.

L’âge de la ménarche a beaucoup baissé en deux siècles

A 13 ans, la moitié des adolescentes ont déjà eu leurs règles, selon la dernière enquête en France sur le sujet, menée en 1994 (INED, Enquête Analyse du comportement sexuel des jeunes), qui relevait un âge moyen pour la ménarche de 12,6 ans.

Cette étape importante de la puberté chez les filles survient plus tôt qu’autrefois. En deux siècles, l’âge moyen aux premières règles n’a cessé de diminuer en France. Sans doute proche de 16 ans vers 1750, il est descendu à près de 15 ans vers 1850 puis 13 ans en 1950. En 1994, les premières règles arrivent, en moyenne, à l’âge de 12,6 ans.

Dans tous les pays riches, les jeunes filles deviennent pubères plus tôt qu’autrefois. Ce développement plus précoce est attribué notamment à l’amélioration de l’alimentation. La baisse va-t-elle se poursuivre ? A la fin du XXe siècle, l’âge moyen aux premières règles s’est stabilisé entre 12,5 et 13,5 ans dans plusieurs pays, comme les Etats-Unis ou le Japon. Selon l’INED, il semble probable que cela se passe aussi en France.

L’association Règles élémentaires se bat pour améliorer l’information des collégiennes. Elle a publié dans son baromètre 2023 une étude portant sur 1001 filles menstruées âgées de 11 à 18 ans. Lors de leurs premières règles, les filles indiquent avoir ressenti principalement des émotions négatives : angoisse, peur, surprise. Si près des trois quarts des filles déclarent avoir reçu des informations sur les règles durant leur scolarité, ces informations les ont davantage aidées à comprendre leur corps dans sa globalité qu’à apprivoiser leurs règles. 85% des répondantes considèrent avoir été informées par leur mère. Plus d’un tiers des jeunes de 16 à 24 ans considèrent que le sujet des règles est un tabou. Plus encore, 30% des jeunes filles disent avoir souffert de discriminations liées aux règles à l’école, comme des moqueries ou des humiliations. Plus de 4 filles sur 5 souhaiteraient ainsi que le sujet des règles soit davantage abordé à l’école.

L’étude met aussi en avant le sujet de l’absentéisme scolaire lié aux règles : plus d’un tiers des filles déclarent avoir déjà raté l’école, et cela plusieurs fois par an, à cause de douleurs.

 

Vers un congé menstruel ?

Le 4 avril 2024 sera discuté à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à « reconnaître et protéger la santé menstruelle et gynécologique dans le monde du travail ».  Cette proposition de loi faisait figurer dans son premier article l’instauration d’un arrêt de travail pour « règles incapacitantes », article contre lequel s’est prononcée la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale le 27 mars. « Crampes » abdominales, fatigue, tension, troubles digestifs ou encore maux de tête : pour certaines femmes, les règles s’accompagnent de troubles qui peuvent s’avérer difficiles à concilier avec la présence au travail ou, pour les plus jeunes, en classe. Selon une enquête de l’IFOP en 2022, 65 % des femmes en activité salariée ont déjà été confrontées à des difficultés au travail liées à leurs règles et 14 % sont régulièrement forcées de s’absenter. La création d’un « arrêt menstruel » plaide pour la reconnaissance de ces perturbations chez les femmes qui en sont victimes. Le Japon, qui le reconnaît depuis les années 1940, ou bien l’Espagne qui l’a instauré début 2023, font figure de modèles. La notion implique, comme dans la proposition de loi déposée en ce sens par les députés socialistes en mai 2023 puis dans celle déposée par les députés écologistes en juin 2023, qu’un certificat médical délivré pour « menstruations incapacitantes » permette aux femmes un nombre limité de jours d’arrêt de travail par an, sans délai de carence. L’IFOP a montré que 64% des salariées menstruées considèrent qu’elles pourraient y avoir recours pour elles-mêmes si cette mesure, à laquelle 65% d’entre elles sont favorables, était mise en œuvre.

Bien qu’elles n’aient pas été inscrites à l’ordre du jour de l’Assemblée, la piste ouverte par les propositions de loi de 2023 avait reçu le soutien explicite de la Première ministre Élisabeth Borne qui s’était félicitée des initiatives déjà prises en ce sens dans certaines entreprises, assurant souhaiter que le Gouvernement facilite ces avancées.

En juin 2023, un rapport d’information de la Délégation aux droits des femmes, porté notamment par la sénatrice Laurence Rossignol, affirmait la nécessité de prendre en charge les « pathologies menstruelles incapacitantes » au travail et de « chausser systématiquement les lunettes du genre » en matière de santé au travail. Ce rapport contenait, au-delà des règles, de nombreuses recommandations sur la santé reproductive au travail, la grossesse, les troubles de la ménopause ou encore les parcours d’assistance médicale à la procréation. Sur la santé menstruelle, le Sénat s’est emparé de la discussion en février 2024, avec une proposition de loi socialiste déposée par Hélène Conway-Mouret et rapportée par Laurence Rossignol. Mais le débat en séance publique a abouti au rejet de la proposition (115 voix pour, 213 contre), avec une opposition nette du Gouvernement et de la droite. L’argument principal du ministre délégué Frédéric Valletoux pour s’opposer au texte concernait la « confidentialité » : « Généraliser ces mesures, tel que cela est proposé, tournerait le dos à la confiance dans le dialogue social et aboutirait à complexifier ce qui peut exister sur le terrain. Ensuite, il est possible de recourir à l’adaptation et à l’aménagement du poste de travail, et notamment au télétravail, en lien avec la médecine du travail, ce qui garantit la préservation du secret médical – ce n’est pas un aspect à négliger. La création d’un congé spécifique pose de réels sujets en termes de confidentialité, principe auquel je suis très attaché. La salariée pourrait, au choix, télétravailler ou recourir à un arrêt de travail ; en tout cas, elle ferait ainsi état de son affection dans l’entreprise. Je ne pense pas que toutes les femmes souhaiteraient faire connaître à leur employeur la raison de leur absence ». Et le ministre ajoute même qu’il faudrait craindre, avec cette mesure, « la création d’un potentiel risque de discrimination à l’embauche ». Pour ces raisons, il préconise de répondre plutôt aux difficultés des femmes concernées dans le cadre de la stratégie endométriose. Notons que l’argumentaire fait écho à la position prise par la CGT, dans la bouche de Sophie Binet, qui invoque « le respect du secret médical vis-à-vis de l’employeur, puisqu’il saurait immédiatement que telle salariée a ses règles et qu’elles sont douloureuses – ce sont quand même des questions intimes que l’employeur n’a pas à connaître », et qui considère que « ça pourrait conduire à une sorte de stigmatisation des femmes ».

Cet argument est cependant paradoxal. L’arrêt pour règles incapacitantes serait ici un droit, et non une obligation : il resterait toujours loisible aux femmes qui ne souhaitent pas faire connaître leur situation de n’y pas recourir. A charge alors pour l’action publique de s’emparer au besoin dans un second temps des moyens de lutter contre ce non-recours. Quant au secret du motif des indemnités journalières, il serait certes facile à percer pour l’employeur au vu de la régularité mensuelle des arrêts. Mais on ne voit pas en quoi cette rusée clairvoyance renforcerait sa propension à la stigmatisation. De façon générale, l’argument reprend ici la structure des arguments réactionnaires qui prêtent aux progrès sociaux des vices de contre-productivité. Comme l’a parfaitement montré Albert Hirschman qui a livré une analyse fameuse de cette rhétorique[4], la contre-productivité n’est pas l’improductivité : la mesure contestée n’est pas sans effet – mais son effet spécifique est de compliquer et d’aggraver la situation qu’elle prétend améliorer. Le laissez-faire conservateur aurait donc, dans cet argumentaire, davantage d’effets positifs.  « N’est-ce pas le meilleur argument qui se puisse invoquer contre une politique qu’on exècre, mais qu’on préfère ne pas attaquer de front ? » note Albert Hirschman : « l’argument doit à son petit air de paradoxe et à sa subtilité primaire la capacité d’emporter la conviction des amateurs de découvertes instantanées et de certitudes absolues ». Il y a en effet dans cet argument une dimension de clairvoyance supérieure qui confère du pouvoir à ses tenants, à l’opposé de la naïveté candide de ceux qui croient encore que l’action aboutit aux effets requis : « L’infirmité d’esprit du commun des mortels touche en l’occurrence à la débilité complète, puisqu’il s’avère que l’action entreprise conduit à des résultats qui sont exactement à l’inverse du but qu’elle visait ; les savants diagnosticiens de l’effet pervers éprouvent du même coup, avec ravissement, le sentiment de leur supériorité ».

Reste qu’en l’espèce l’argument de Frédéric Valletoux reste illogique et ne fait finalement que mieux intégrer, comme une réalité indépassable, que la condition de personne menstruée demeure embarrassante et secrète.

Ce n’est manifestement pas là le type de contre-argument que la Délégation aux droits des femmes avait anticipé. Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi sénatoriale, repris ici par la proposition de loi écologiste qui arrivera à l’Assemblée le 4 avril, le raisonnement met l’accent sur un plan d’argumentation plus fondamental : « Il ne s’agit ici ni d’essentialiser les femmes et les personnes menstruées, ni de normaliser la douleur », notaient les sénatrices, anticipant la critique à l’égard d’une posture victimaire sur la condition féminine. La tonalité générale de leur argumentation est de mettre en valeur que la santé reproductive des femmes, même sans pathologie gynécologique, comporte des spécificités et engendre des vulnérabilités qui, sans pour autant essentialiser les femmes par un discours doloriste, méritent d’être accompagnées par la collectivité lorsqu’elles altèrent la qualité de vie et le travail.

En réalité, deux paradigmes s’affrontent ici pour définir en quoi les règles peuvent être un problème dans la vie des femmes, méritant l’intérêt public : dans l’argumentaire de la droite et de la CGT, le prisme cognitif est celui de la maladie, et singulièrement de l’endométriose qui est alors systématiquement mise en avant, et la réponse publique est donc soumise à l’impératif du secret médical et indexée à une approche clinique ; dans le raisonnement de la gauche sénatoriale en revanche, les règles sont construites comme problème public dans un référentiel plus global de justice sociale à l’égard de la « santé menstruelle et reproductive », qui s’adresse à la qualité de vie de toutes les femmes sujettes à des règles douloureuses, qu’elles soient ou non atteintes de la maladie endométriose.

Endométriose : des enjeux spécifiques

Mieux prendre en charge, faire connaître et diagnostiquer l’endométriose, tels sont les principaux axes de la stratégie nationale annoncée en janvier 2022 par Emmanuel Macron, dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux. « Ce n’est pas un problème de femmes. C’est un problème de société », a estimé le président à propos de cette maladie qui touche près d’une femme sur dix, soit environ 2,5 millions d’entre elles, et est la première cause d’infertilité en France. Une maladie qu’il faut selon lui « sortir du silence ».

Entrave à la qualité de vie à l’école et au travail, l’endométriose reste mal connue et mal accompagnée, provoquant la détresse des femmes concernées. Le retard diagnostique est quasi systématique : il est estimé par la stratégie nationale à une moyenne de sept ans. Si des règles douloureuses sont, avec l’infertilité, le principal symptôme de l’endométriose motivant une action publique déterminée pour la faire reconnaître et la combattre, il n’en serait pas moins abusif de recouvrir l’enjeu des règles dans la vie de toutes les femmes par une approche centrée sur la nécessité impérative de faire progresser la prise en charge de la pathologie endométriose.

 

Usage des protections périodiques : un enjeu de sécurité sanitaire mal réglementé

Dans un tout autre registre, la construction des règles comme problème public sur l’agenda politique se joue aussi sur le plan de la sécurité sanitaire, au travers des risques que pourrait comporter l’usage régulier de protections périodiques qui sont dépendantes d’un processus de fabrication industrielle encore peu contrôlé.

Il existe sur le marché deux catégories de protections intimes :

– les protections internes destinées à être insérées dans le vagin afin d’absorber les flux menstruels. Elles peuvent être à usage unique, telles que les tampons, ou être réutilisables, telles que les coupes menstruelles ou les disques menstruels ;

– les protections externes telles que les serviettes, les protège-slips et les culottes menstruelles (qui peuvent être à usage unique ou réutilisables).

De manière générale, les protections intimes à usage unique externe sont composées de produits d’origine naturelle dérivés du bois (cellulose), de substances de nature synthétique (polyoléfines) et de superabsorbant (SAP). Les tampons sont composés de produits d’origine naturelle dérivés du coton qui subissent un traitement chimique, et de produits de nature synthétique de type polyoléfines. Quant aux coupes menstruelles, elles sont composées d’élastomère thermoplastique ou de silicone de qualité médicale.

Au tournant des années 1980 aux Etats-Unis, la commercialisation d’un nouveau tampon appelé Rely chez Procter&Gamble s’accompagne d’une hausse spectaculaire de cas de syndromes de choc toxique (SCT) chez des femmes ayant leurs règles. Après plusieurs dizaines de décès et des milliers de cas, les tampons seront dès lors considérés par la FDA comme des dispositifs médicaux de classe 2, une classification contraignante imposant une surveillance et des contrôles spécifiques.

Alors qu’aux États-Unis, au Canada ou au Japon, les protections menstruelles sont considérées comme des dispositifs médicaux, elles sont assimilées en France et en Europe à des produits de consommation courante, soumis aux dispositions générales du code de la consommation. Il est vrai que la France n’a pas connu de crise sanitaire impliquant le tampon qui soit équivalente à l’épisode des tampons Rely. Pour autant, la composition des tampons est devenue un enjeu de santé publique à partir des années 2010, avec une hausse du nombre de signalements de cas de syndromes de choc toxique (SCT) menstruels (on en dénombre en France une centaine de cas par an, selon l’Inserm). En juillet 2015, une pétition lancée au nom du droit à l’information des consommateurs (#BonjourTampaxOùEstLaCompositionDeVosTampons) plaidait pour rendre obligatoire l’information sur la composition. Avec 300.000 signatures et le soutien du magazine 60 millions de Consommateurs (édité par l’Institut national de la consommation) cette pétition a marqué un tournant sensible dans le débat sur la sécurité des produits intimes.

Saisie du sujet, l’Agence nationale de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a publié un rapport important sur le sujet en décembre 2019 à la demande des ministères de la Santé et de l’Economie. L’enquête d’évaluation du risque sanitaire conduite à l’appui de ce rapport montre que « des substances chimiques ont été identifiées […], en très faible concentration et sans dépassement des seuils sanitaires » fixés par la Commission européenneLes substances suivantes ont par exemple été retrouvées : des pesticides dont l’utilisation est interdite en Europe, tels que le lindane, l’hexachlorobenzène ou le quintozène (serviettes et protège-slips) ; des pesticides autorisés en Europe (glyphosate) ont été quantifiés dans un protège-slip ; des hydrocarbures aromatiques polycycliques ont été détectés et quantifiés dans des protections externes et des dioxines/furanes l’ont été dans des tampons.

L’absence de dépassement des valeurs sanitaires ne doit pas faire oublier qu’il n’y pas de normes spécifiques aux produits d’hygiène féminine fixant la teneur maximale pour ces substances. L’impact de ces molécules au niveau de la vulve et de la muqueuse vaginale n’a pas encore été déterminé.

Alors que les fabricants indiquent que les pesticides et autres résidus relevés ne font pas partie des composants de fabrication et sont donc issus soit d’une contamination des matières premières, soit formés lors des procédés de fabrication, l’Anses recommande d’améliorer la qualité des matières premières et demande que les fabricants « améliorent la qualité de ces produits afin d’éliminer ou de réduire au maximum la présence des substances chimiques », principalement des dioxines, phtalates et pesticides.

La position de l’ANSES est singulièrement ferme : « Le dispositif réglementaire existant qui encadre la composition, l’utilisation et la fabrication des produits de protection intime, tel que défini dans la Directive sur la sécurité générale des produits, n’est pas suffisant du fait de la présence de substances chimiques dangereuses dans ces produits ». Elle plaide pour la rédaction d’un cahier des charges strict en direction des fabricants et pour des contrôles plus systématiques, afin d’éliminer la présence de substances chimiques dangereuses. Elle recommande de supprimer l’utilisation de toutes substances parfumantes et s’interroge sur les colles et encres utilisées. Elle appelle fermement à « l’élaboration d’un cadre réglementaire plus restrictif afin de limiter la présence de ces substances » et demande notamment, dans le cadre du règlement REACh, un projet de restriction des substances cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques dans les produits d’hygiène féminine. Elle recommande par ailleurs que les substances parfumantes soient proscrites. Elle propose enfin des normes plus exigeantes en matière d’essais cliniques pour évaluer le risque chimique à court et moyen termes (allergies, intolérances…) et le risque à long terme. Ces nouvelles normes, note l’agence, pourraient s’inspirer de réglementations en vigueur pour les dispositifs médicaux et les matériaux en contact avec les denrées alimentaires.

Faute d’une évolution du cahier des charges des fabricants et du cadre réglementaire, l’action minimale est de garantir du moins l’information des utilisatrices sur la composition des produits : le rapport parlementaire de la Délégation aux droits des femmes de 2020 préconisait cette avancée. Annoncé en 2022 par Olivier Véran, un décret a été pris en ce sens en décembre 2023 après avis scientifique de l’Anses : à partir du 1er avril 2024, les fabricants des quelque 2,8 milliards de produits de protection intime féminine vendus chaque année en France devront détailler la liste des composants, le détail des substances et matériaux incorporés ; les modalités et précautions d’utilisation et enfin les possibles effets indésirables.

Ce décret ne satisfait cependant pas les associations, notamment Règles Elementaires, qui y voient deux limites : d’une part, l’obligation d’affichage ne concerne que les composants intentionnels et ne résout donc pas l’enjeu soulevé par l’Anses des résidus potentiellement toxiques liés aux processus de fabrication ; d’autre part, il exclut explicitement de son champ les produits textiles, et notamment les culottes menstruelles réutilisables dont, on le verra plus loin, le marché est en pleine expansion.

Un enjeu émergent : le bon usage des protections internes

En parallèle l’ANSES appelle à renforcer l’information des femmes sur le bon usage des protections internes (tampons, et surtout coupes menstruelles). L’Agence alerte sur le fait que la moitié des femmes en France ne serait pas au courant du risque infectieux lié au port de ces produits qui, parce qu’ils consistent à faire stagner le sang dans le vagin, favorisent la prolifération des bactéries y compris, chez les femmes qui se trouvent en être porteuses sans le savoir, celles de la famille des staphylocoques dorés qui ne leur pose généralement aucun problème mais peuvent provoquer un SCT. 

Avec, selon l’INSERM, près d’une centaine de cas de SCT annuels, touchant surtout les jeunes filles, la prévention est cruciale et passe par une information plus systématique des utilisatrices sur les dangers du port prolongé de ces protections. Une étude de l’INSERM, première du genre, a montré en 2020 qu’un renouvellement toutes les huit heures, comme préconisé par la marque Tampax, n’est peut-être pas suffisant : le risque de SCT serait multiplié par deux lorsqu’on garde un tampon plus de six heures, et par trois quand le tampon est porté toute la nuit. Les auteurs de l’étude appellent à inclure une information sur le bon usage des protection internes à l’école, et à s’appuyer plus clairement sur les professionnels de santé qui voient ces jeunes patientes, afin de faire passer les messages de prévention. L’ANSES s’inquiète en particulier du déficit d’information spécifique concernant l’utilisation des coupes menstruelles ainsi que du port des protections internes par certaines femmes durant les leucorrhées alors qu’il doit selon elle être circonscrit aux seules règles.

 

Coût des protections et précarité menstruelle

Si l’enjeu de la sécurité d’utilisation a été le premier à motiver la mise à l’agenda politique du sujet des règles féminines, le coût que représente l’achat des protections est rapidement devenu lui aussi, dans les années 2010, un sujet politique.

Comme le notait la Délégation aux droits des femmes en 2020 : « Utilisées régulièrement pendant une longue période de la vie, les protections menstruelles constituent des produits de consommation massive et de première nécessité, dont il apparaît difficile pour les femmes de se passer, sans subir de préjudice individuel et social. L’accès aux protections est même un enjeu de dignité humaine ».

Il n’existe pas de chiffre officiel ou indiscutable en France pour les coûts des règles dans la vie d’une femme, et des estimations très diverses circulent. Au Royaume-Uni, la BBC a publié en 2017 une calculette du coût des protections périodiques, qui aboutit à un coût moyen de 1 550 livres (1 730 euros) pour une femme tout au long de sa vie. Le Monde a tenté en 2019 de réaliser ses propres estimations, en s’inspirant de la calculatrice de la BBC, adaptée à la situation française. Les femmes ont leurs règles durant trente-neuf ans en moyenne – soit, avec des cycles de 28 jours en moyenne, jusqu’à environ 500 fois dans une vie. En retenant une durée des règles comprise entre deux à huit jours et la nécessité d’un changement de protections toutes les trois à six heures, on estime qu’une femme utilise pendant sa vie près de 11 500 produits de protection. A partir du prix moyen des serviettes hygiéniques et tampons sur le marché, Le Monde a évalué le montant des protections et antidouleur «  à 7,50 euros par cycle pour une femme ayant des règles d’une durée et d’un flux « moyens »  », soit 3 800 euros pour une vie. Ce chiffre est cependant sous-estimé aux yeux de la Délégation aux droits des femmes, qui considère que, « en y ajoutant les autres dépenses liées aux menstruations, cela représenterait un coût total pouvant aller de 8000 à 23 000 euros à l’échelle d’une vie ».

La publication de ces estimations a accompagné la montée en charge du sujet de la précarité menstruelle en tant qu’objet d’action publique. Selon le Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA), la précarité menstruelle désigne « les difficultés de nombreuses femmes et filles à se payer des protections hygiéniques à cause de leurs faibles revenus ». Elle comprend aussi le poids financier des antidouleurs, ou encore des sous-vêtements de rechange. Derrière ce terme se cache une diversité de situations : la précarité menstruelle vient s’ajouter aux difficultés économiques et sociales auxquelles sont confrontées chaque jour les personnes les plus vulnérables. Qu’elles soient en situation de handicap, incarcérées, migrantes, transgenres, travailleur.se.s du sexe, celles-ci rencontrent de multiples obstacles dans la gestion de leur santé et de leur hygiène menstruelle. La précarité menstruelle concernerait jusqu’à 500 millions de femmes dans le monde.  En France, l’IFOP a montré en 2021 que 30% des Françaises ont déjà été dans une situation de précarité menstruelle et que plus d’1 femme sur 10 (12%) rencontre au quotidien des difficultés ; une proportion qui s’élève à 37% chez les 20–29 ans et à 48% chez les femmes issues des catégories pauvres.

Source : IFOP 2021 pour la marque Eve&co

Les plus vulnérables en France sont les femmes sans domicile fixe, soit 40 000 personnes selon l’Insee, les étudiantes et les femmes les plus précaires, qui seraient 1,6 million à dépenser 5% de leur budget pour leurs règles, selon les estimations du Monde. Le chiffrage de l’association Dons Solidaires, désormais largement repris, estime à un tiers la proportion de personnes menstruées ayant déjà eu à manquer de protections périodiques faute de moyens financiers, soit 4 millions de personnes. Une réalité qui s’inscrit au demeurant dans une précarité hygiénique plus large : selon le baromètre 2023 de cette association, 34% des Français déclarent devoir limiter la consommation de certains produits d’hygiène de base, faute de moyens (par exemple, 4 millions de Français se privent de shampoing et 3,5 millions manquent de dentifrice, 13% contrôlent leur consommation de papier toilette).

Autour notamment du rapport de la Délégation aux droits des femmes, les pouvoirs publics se sont emparés de la précarité menstruelle en promouvant une série de dispositifs de distribution gratuite expérimentés sous la LFSS 2020, en donnant la priorité aux femmes incarcérées, aux femmes en situation de précarité ainsi qu’aux collégiennes, lycéennes et étudiantes. Selon une enquête de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE), en février 2021, un tiers des étudiantes déclaraient en effet avoir besoin d’une aide financière pour acheter des protections périodiques, 1 étudiante sur 10 disait fabriquer elle-même ses protections pour ne pas avoir à en acheter et 13 % avaient déjà eu à choisir entre acheter des protections périodiques ou un autre produit de première nécessité. En réponse, des « distributeurs de protections hygiéniques gratuites et respectueuses de l’environnement » ont été déployés à partir de la rentrée de septembre 2021 sur l’ensemble des campus universitaires. Dans les établissements secondaires en revanche, si plusieurs régions, dont l’Ile-de-France, ont partagé des expérimentations positives, l’accès à ces distributeurs, à la main des collectivités locales, n’est pas encore généralisé : selon le baromètre 2023 de l’association Règles Elémentaires portant sur 1001 filles menstruées âgées de 11 à 18 ans, 36% des filles déclarent avoir accès à des protections périodiques gratuites au sein de leur établissement scolaire, dont 10% « souvent ».

La lutte contre la précarité mensuelle a surtout connu un tournant majeur en décembre 2023 avec la loi de financement de la Sécurité sociale – LFSS 2024 (CSS L.162–59) qui prévoit la gratuité ou le remboursement partiel des « produits de protection périodique » réutilisables pour les moins de 26 ans et les assurées C2S. Les femmes souhaitant bénéficier de ce dispositif pourront se rendre en pharmacie et bénéficier d’une prise en charge à hauteur de 100% pour les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire (C2S) ou de 60% pour les personnes de moins de 26 ans. Selon le gouvernement, cette mesure concerne environ 6,7 millions de personnes. Les modalités d’application, notamment les catégories de produits pouvant être inscrits sur la liste des produits éligibles, les modalités de leur référencement et de leur inscription et le nombre de produits pouvant être délivrés aux femmes seront fixées par décret en Conseil d’Etat.

 

Vers une TVA à 0% ?

L’enjeu de la précarité menstruelle a fait naître, à côté de dispositifs de gratuité ciblés, un autre front d’action publique : celui de la baisse de la TVA sur les protections périodiques.

Le sujet a fait couler beaucoup d’encre à l’automne 2015 lors du débat sur le projet de loi de finances : alors que les protections étaient jusque-là assujetties au taux standard de TVA (20%), la députée socialiste Catherine Coutelle, présidente de la Délégation aux droits des femmes, a déposé un amendement visant à les assimiler à des produits de première nécessité, comme l’eau, les denrées alimentaires ou les préservatifs, assujettis à un taux de TVA de 5,5%. Au terme d’un débat parlementaire houleux durant lequel le secrétaire d’Etat au budget Christian Eckert a d’abord rejeté le projet en faisant valoir qu’une TVA à 20 % s’appliquait aussi bien « aux mousses à raser pour les hommes », une forte mobilisation des associations et sept amendements identiques déposés par tous les groupes au Sénat ont permis l’adoption du nouveau taux.

Outre le manque à gagner pour l’Etat, de l’ordre de 55 millions d’euros selon le Gouvernement lors du débat parlementaire, certains opposants craignaient que cette baisse de taxe ne soit pas répercutée aux consommatrices et profite surtout aux fabricants et distributeurs. La baisse des prix semble cependant confirmée avec le recul : les relevés effectués par le collectif Objectif transition montre que les prix sont désormais 5,5% moins élevés en moyenne qu’en 2015.

La mobilisation se poursuit désormais pour aller jusqu’à l’exonération complète de TVA, grâce à un plaidoyer porté désormais au Parlement européen. Dans la résolution sur les droits sexuels et reproductifs qu’ils ont adoptée en juin 2021, les eurodéputés demandent en effet à tous les États membres d’« éliminer la « taxe sur les soins et les tampons » en faisant usage de la flexibilité introduite dans la directive sur la TVA et en appliquant des exonérations ou des taux de TVA de 0 % à ces produits de base essentiels ». La sénatrice radicale Nathalie Delattre a ainsi porté en juillet 2021 une proposition de résolution qui invite le Gouvernement à s’emparer du sujet, « à lancer des discussions, au sein de l’Union européenne, sur la suppression du taux de TVA pour les produits de protection hygiénique féminine  » et à réfléchir « à la prise en charge des produits de protection hygiénique pour toutes les femmes  ». Cette seconde option, visant la mise à disposition gratuite des protections pour toutes les femmes, est la voie choisie par l’Ecosse dans une loi de 2020 citée en modèle par les associations.

 

La transition verte du marché des protections périodiques : un changement profond ?

Ces mobilisations interviennent alors que le marché des protections périodiques est en pleine transformation, avec la montée en charge de la préoccupation environnementale à l’égard des déchets produits, a fortiori s’ils contiennent des traces toxiques, et de la préférence pour des dispositifs réutilisables. Le Parlement européen d’ailleurs, en même temps qu’il plaidait pour l’éxonération de TVA, a aussi appelé les Etats membres à « encourager la mise à disposition à grande échelle de produits menstruels exempts de substances toxiques et réutilisables ». Et la LFSS pour 2024 a entériné l’accès gratuit des étudiantes et assurées C2S à ces produits.

Le marché des produits d’hygiène féminine est marqué depuis la décennie 2010 par le fort développement de produits alternatifs qui, à la différence des tampons et serviettes classiques, sont réutilisables. Ces produits sont présentés comme plus économiques dans la mesure où ils évitent de racheter des produits jetables à chaque cycle, et plus écologiques en occasionnant moins de déchets. Ils appartiennent principalement à deux catégories : la coupe menstruelle, un objet en silicone en forme d’entonnoir qui peut être inséré dans le vagin pour recueillir le sang ; et, plus récemment les culottes et serviettes lavables. C’est d’abord aux Etats-Unis que s’est opérée cette évolution, avec la commercialisation dès la fin des années 1980 de modèles de coupe menstruelle. Comme l’écrit l’historienne Camilla Røstvik dans un livre de 2022 intitulé Cash Flow. The businesses of menstruation, l’essor des produits réutilisables provoque une transformation du marché qui ressemble à ce que fut l’introduction des protections périodiques il y a un siècle : « Après avoir été mise en sommeil pendant des décennies, la technologie menstruelle a recommencé à attirer les entrepreneurs et les financements. À l’image des années 1920, les années 2010 ont redécouvert le potentiel social, culturel, visuel et commercial unique des règles  »[5].

En France, la commercialisation des premiers modèles de coupes date de 2016 et les culottes menstruelles s’imposent simultanément sur le marché (marques Fempo, Dans ma culotte, Réjeanne, Moodz, Sisters Republic, Repeat, etc.). Les marques nouvelles entrantes sont majoritairement des Digital Native Vertical Brands, c’est-à-dire des marques dont le développement commercial et la distribution se fait principalement ou exclusivement par Internet. Certaines se sont créées par le biais d’une campagne de financement participatif en ligne, comme la marque de serviettes lavables Dans ma Culotte fondée en 2014. Le marché des protections périodiques réutilisables est également investi par des acteurs issus d’autres secteurs, comme Saforelle, marque spécialisée dans les soins lavants dits « d’hygiène intime », mais aussi de marques d’habillement et de sous-vêtements, comme Dim ou Etam. Le prix de ce nouvel élément des rayons lingerie varie entre 25 et 50 euros environ, avec des modèles adaptés à différentes catégories de flux (léger, moyen, abondant) et un marketing qui reprend désormais, poses lascives et dentelles à l’appui, les codes habituels des marques de lingerie. Le marché s’enrichit en outre d’une offre de maillots de bain avec protection intégrée.

S’établissant à 400 millions d’euros en France en mars 2020 selon l’institut Nielsen, le marché de l’hygiène féminine connait une contraction des volumes vendus, compensée par une croissance en valeur (1,8 % début 2020) qui s’explique à la fois par une augmentation des prix pratiqués par les industriels, et un choix des consommatrices qui se porte davantage sur des produits plus chers. Or cette tendance globale est due en partie à l’apparition de nouveaux produits. D’après une enquête de l’IFOP en 2021, l’usage du tampon a baissé de 14 points depuis 2003 : 19% des femmes l’utilisaient en 2021 contre 33% il y a 20 ans. Les analyses du marché publiées par le magazine spécialisé « Libre services actualités » (LSA) montrent que l’offre de protections périodiques traditionnelles a connu une baisse de 8,6% en valeur sur l’année 2020, alors que le segment des produits biologiques et/ou réutilisables connaît une hausse de 179%. En 2021, le segment affichant la plus forte croissance est celui des culottes menstruelles et serviettes lavables, dont les ventes augmentent de 64% en valeur. 

Ce marché présente des caractéristiques marquées : marketing se réclamant du souci de l’environnement et de l’autonomie des femmes, plaidoyer affiché par les marques pour déstigmatiser les règles, supports digitaux et livraison à domicile, offres « clé en main » accompagnant le produit de « conseils bien-être » pour bien vivre ses règles, voire applis numériques pour en suivre le flux. Les protections intimes deviennent l’un des segments d’un marché porteur dit de la « fem-tech » : la structuration de ce qui s’appelle désormais la « menstru-tech » est ainsi complétée par des segments d’offres nouvelles pour la santé génitale, l’hygiène, la fertilité et la contraception, le bien-être sexuel ou encore la ménopause, avec des levées de fonds de plus en plus importantes[6].

Qui sont les consommatrices de ces nouvelles offres ? En 2021, l’Ifop a réalisé une enquête sur l’évolution des pratiques liées aux règles. L’étude montre que le premier critère de choix du produit est le confort (82%), avant la santé (66%), le souci de l’environnement venant en dernier (33%) à part quasi égale avec le souci d’économies (34%).

Source : IFOP 2021pour la marque Eve&co

Selon l’Ifop, 56% des femmes utilisent encore des serviettes jetables en début de règle, les protections lavables concernant seulement 12% des utilisatrices. La culotte menstruelle est d’autant plus utilisée que le cycle est déclaré long : 10% des femmes qui déclarent une durée de cycle supérieure à 7 jours y ont recours, contre 0% de celles qui jugent que leur cycle dure moins de trois jours. Le profil sociologique des utilisatrices de culottes menstruelles lavables est marqué : 12% des femmes cadres utilisent une culotte menstruelle, comme 10% des femmes dans la vingtaine, alors que seulement 3% des femmes ayant un niveau d’éducation inférieur au baccalauréat en possèdent. Ce marché émergent demeure donc pour l’instant l’apanage d’un petit nombre de femmes relativement jeunes, aisées et engagées sur les sujets sanitaires et environnementaux. Il n’en reste pas moins porteur d’une réelle transformation des représentations : au-delà de l’intérêt écologique qu’il y a à réduire les déchets, si la culotte de règles devient lavable, c’est bien que l’insalubrité de la souillure est moins prégnante dans l’imaginaire de ses utilisatrices ; et si elle vient trouver sa place dans la lingerie banale du quotidien et peut même devenir l’objet d’un effort d’élégance, c’est peut-être qu’elle permet d’extraire la phase des règles de l’état d’exception occulte et insalubre où l’aura finalement maintenu un siècle de marketing de la « protection hygiénique ».

 

Les dangers de l’ésotérisme : les règles et le « féminin sacré »

Pour autant, l’action publique doit aussi déployer une attention vigilante sur les discours ésotériques, à tendance potentiellement sectaire, qui se développent à l’heure actuelle sur les règles. Nous avions signalé ailleurs l’explosion actuelle des discours de développement personnel dits du « féminin sacré », sur les réseaux sociaux notamment (plus de 300.000 publications référées à ce hashtag sur Instagram), qui essentialisent le corps des femmes, prônent les baptêmes d’utérus et vantent les bénéfices supposément salvateurs qu’il y aurait à se sentir en harmonie avec son périnée et ses fascias pelviens.

Comment réveiller en soi le féminin sacré ? Pour celles que la détresse pousse à poser pareille question à Google, la réponse des charlatans coachs du développement personnel est immédiate et passe par le vécu des règles : « 1) Se reconnecter à soi ; 2) Vivre pleinement son cycle menstruel, symbole ultime du féminin sacré ; 3) Faire confiance à son intuition féminine ; 3) Pratiquer des rituels selon le cycle lunaire ; 4) Développer sa spiritualité  ». Etc.

Pour « guérir » (selon le verbe transitif consacré du développement personnel) ses blessures d’enfance, on sera alors volontiers appelée à apprendre combien « la femme est tressée au rythme de la lune » : elle ne conquiert son harmonie intérieure, ne connaît de sexualité épanouie ou encore ne progresse en « intelligence amoureuse » que quand elle accepte en elle la succession des « saisons » à chaque cycle, de l’hiver, période de « nettoyage » par les règles jusqu’à l’été qui la rend chaque mois « rayonnante » avec l’ovulation. Acquérir pareille compétence imposera toutefois quelques masterclass coûteuses.

En parallèle de ces extravagances qui semblent très largement diffusées, on repère une pratique en pleine expansion sur les réseaux sociaux : des coachings sont proposés pour apprendre à « contrôler son flux » en pratiquant ce qui s’appelle désormais le #FluxInstinctifLibre. Autrement dit une éducation de la sensibilité vaginale et du périnée (tout sauf instinctive, en fait) qui permettrait, affirment ses promotrices, de se passer de protections hygiéniques en contrôlant l’écoulement du sang, parce qu’en somme « il est temps que les règles soient vécues de manière consciente et positive ».

Il faut bien voir que tous ces délires profitent des discours politiques et féministes de déstigmatisation des règles, dont elles se servent comme d’une légitimation pour mieux les détourner au service d’une essentialisation ésotérique de la féminité qui ne sert en réalité d’intérêts que financiers. La libération de la parole sur les règles sert aussi de caution à des discours charlatans. Ainsi la société Marguette, qui vend sur internet une « culotte menstruelle éco-féministe », n’hésite pas à prétendre qu’elle peut aider les utilisatrices quant au sens même de leur vie puisque « se connecter à son féminin sacré, c’est avant tout être à l’écoute de son propre corps, de ses propres ressentis physiques et émotionnels et de son propre cycle ». Rappelons que la Miviludes avait consacré un chapitre entier de son rapport 2021 au « féminin sacré » face auquel elle recommandait « une vigilance particulière », notant : « il est apparu essentiel d’évoquer le sujet afin de sensibiliser le plus grand nombre aux potentiels dangers de cette doctrine » qui « est en pleine expansion et trouve un véritable succès sous couvert de l’émancipation des femmes, alors même que l’objectif premier semble être purement financier ». 

 

Vers une politique publique progressiste

Terme désormais consacré, de rapports en propositions de loi, la « santé menstruelle » des femmes est donc devenue un thème politique, objet d’une action publique dont la cohérence se dessine peu à peu, déclinée par des avancées récentes dans des registres aussi divers que la réglementation commerciale et la sécurité sanitaire, la taxation et la justice sociale, l’éducation et l’empowerment en santé publique. 

« L’intime est devenu politique et c’est par la question des règles que tout a commencé au tournant des années 2010 » : pour la philosophe et politiste française Camille Froidevaux-Metterie, l’évolution des pratiques menstruelles s’inscrit de manière plus large dans un mouvement de « réinvestissement de la génitalité » qui constitue pour elle la spécificité de la « quatrième vague » du féminisme, à partir des années 2010. Selon elle, ce « tournant génital » du féminisme se traduit par la publicisation croissante depuis une petite dizaine d’années de sujets et de revendications en lien avec le corps, la sexualité et le cycle menstruel. L’adoption de protections réutilisables considérées comme plus naturelles serait aussi l’une des facettes de cette vaste dynamique.

Le sujet, pour autant, dépasse l’enjeu d’un renouveau du militantisme féministe. Pour acquérir la cohérence d’un problème politique dont l’action publique puisse s’emparer, le thème des règles agrège peu à peu les différentes dimensions qui en font un problème dans la vie des femmes : la sécurité d’usage et la santé, l’argent, la qualité de vie et le travail, voire l’impact environnemental. Sur chacune de ces dimensions, des normes d’action collective s’imposent peu à peu sur l’agenda politique : sécuriser la fabrication des protections, socialiser leur coût au nom de l’équité, prendre soin de la douleur, minimiser les déchets.

Choisir une entrée politique progressiste sur les règles implique aujourd’hui d’aller plus loin que les avancées qui se dessinent depuis cinq ans :

 

Le discours politique et son vocabulaire

Le premier enjeu est de sécuriser le cadre de la langue et des représentations. Le cadre d’interprétation de ce en quoi les règles nous posent collectivement problème reste aujourd’hui en construction et l’on ne peut pas encore dire qu’il aille de soi, ne serait-ce qu’au plan lexical. Si l’adjectif « menstruel » accompagne désormais toutes sortes de substantifs (la santé, l’éducation, la technologie, la précarité, le congé, l’hygiène menstruels…), le terme même de « règles », d’ailleurs volontiers concurrencé par celui de « menstruations », reste difficile à utiliser. C’est tout particulièrement le cas dans une classe de collège, comme en témoigne l’association Règles élémentaires : « une fois qu’on soulève le voile épais du tabou, qu’on interroge les 5 000 expressions utilisées pour ne pas parler des règles, telles que les coquelicots, la marée rouge ou les “ragnagnas”, et qu’on prononce le mot règles dans une salle de classe, il y a une foule de questions, de représentations, et d’inquiétudes qui déferlent ». Le champ lexical utilisé pour décrire le problème des règles demeure sujet à caution : les « protections hygiéniques », fussent-elles réutilisables, portent toujours en elles-mêmes un imaginaire de menace insalubre planant sur « l’hygiène intime » ; les douleurs sont au mieux nommées « crampes » alors qu’il s’agit bel et bien de contractions utérines ; et l’expression « santé menstruelle » côtoie la « santé des femmes », la « santé reproductive » ou les « droits sexuels et reproductifs » sans que les délinéations de chaque champ soient bien explicites.

Sécuriser un cadre progressiste d’interprétation, c’est donc d’abord stabiliser un vocabulaire sans tabou pour combattre la stigmatisation. Il convient ici d’être singulièrement vigilant à l’égard de la diffusion actuelle des discours ésotériques et de coachings les plus extravagants au sujet des règles. Conformément à l’alerte donnée par la Miviludes en 2021, l’action publique, si elle doit prendre les règles pour objet, doit intégrer un volet spécifique de lutte contre les charlatanismes : repérer, prévenir et combattre les discours qui s’abritent derrière une supposée volonté de déstigmatiser les règles pour sacraliser le féminin et, finalement, mieux vendre.

Les acteurs politiques ont la responsabilité de clairement distinguer le discours public sur les règles de toute proximité avec les propositions ésotériques qui fleurissent. Le risque à combattre est d’essentialiser la douleur mensuelle des femmes, ou de re-sacraliser la condition de personne menstruée, en donnant aux règles, en lieu et place du tabou, une centralité identitaire forcément victimaire. Ce risque d’essentialisation est d’ailleurs clairement nommé, pour s’en prémunir, par les acteurs politiques de ce sujet, notamment à la Délégation aux droits des femmes.

 

L’école

C’est sans doute à l’école que la façon même de définir le problème des règles dans le discours public doit d’abord progresser. Un point fait consensus : l’information des adolescentes et des adolescents est notoirement insuffisante. Les programmes scolaires et leur mise en œuvre par les enseignants (ou bien lors d’ateliers assumés par des associations dédiées qui, comme Règles élémentaires, peinent à asseoir la légitimité de l’« éducation menstruelle » qu’elles proposent et à couvrir les besoins) sont inadaptés : ils ne permettent clairement pas aux élèves de s’approprier avec justesse l’incroyable complexité des mécanismes que leur santé reproductive acquiert à la puberté et qu’elle rejouera chaque mois pour les filles. 

Le rapport d’information de la Délégation aux droits des femmes en 2020 faisait ainsi de l’information à l’école une recommandation centrale : « Les menstruations doivent être expliquées dès le plus jeune âge, sans tabou et sans les réduire à une manifestation de la vie sexuelle et reproductive / en les dissociant de l’éducation à la sexualité, les menstruations débutant en moyenne 5 ans avant la vie sexuelle ». Le programme de sciences et vie de la terre du cycle 3, daté de juin 2023, comporte un module intitulé « Reproduction et sexualité » dont l’attendu est de « décrire les changements pubertaires chez les êtres humains associés à la capacité de se reproduire » ; la compétence attendue des élèves en fin de 6e est de « connaître et localiser les principaux organes de l’appareil reproducteur des êtres humains en les associant à leurs fonctions ».  Si les règles y sont abordées, elles le seront donc comme un simple marqueur de la capacité à se reproduire dont le retour marquera, à chaque cycle, l’absence de fécondation. Nulle trace, sous cet angle, de la description précise et commune dont il y aurait besoin pour s’accorder sur ce qui en fait, au quotidien, un problème au-delà de l’intime : un motif d’inquiétude pour beaucoup, une douleur handicapante et répétée pour un grand nombre, un vécu qui ne va pas toujours de soi, un impératif sanitaire de prévention des mésusages des protections, et, ainsi, un enjeu politique de solidarité pour toutes et tous.

Certains leviers de progrès en la matière sont connus. L’information sur les règles pourrait être délivrée dans le cadre des trois séances annuelles d’éducation à la sexualité qu’une loi de 2001 a rendues obligatoires mais dont les associations pointent de longue date l’absence de mise en œuvre réelle pour tous les enfants. Plus largement toutefois, une réflexion pourrait être menée pour que le sujet des règles ne soit pas réservé au cadre d’apprentissage des enjeux sexuels ou reproductifs : son intégration dans le cadre de l’enseignement moral et civique au collège permettrait sans doute de l’aborder moins comme une réalité biologique féminine que comme un enjeu collectif de solidarité.

 

Sécurité sanitaire

C’est sans doute sur les enjeux de sécurité sanitaire que la dimension collective et politique des règles est la plus éminente. La meilleure preuve du fait que les règles ne sont pas seulement un vécu intime, c’est qu’elles contraignent les femmes à dépendre, avec les protections périodiques, de la réglementation industrielle et commerciale et des normes de la sécurité sanitaire, sujets de santé publique régaliens s’il en est.

Ces enjeux de sécurité sanitaire et de réglementation sont désormais bien bordés par l’expertise et le travail parlementaire : la première marche qui sera franchie le 1er avril avec la transparence sur la composition des protections n’est qu’un début modeste. L’Anses, agence d’Etat dédiée à la sécurité sanitaire, a dénoncé sans ambiguïté depuis cinq ans le caractère insuffisant du cadre réglementaire. Ses recommandations sont explicites et détaillées : information grand public sur le bon usage (qui pourrait être défini par la Haute autorité de santé) et les risques ; rédaction d’un cahier des charges de fabrication plus restrictif, assorti de contrôles réguliers pour éliminer la présence de substances chimiques dangereuses dans les matériaux. L’Agence préconise en outre de supprimer tout recours à des substances parfumantes, de renforcer les obligations en matière d’essais cliniques pour évaluer le risque chimique à court et moyen termes (allergies, intolérances…) ainsi qu’à long terme, ou encore de progresser vers la fixation de seuils spécifiques à ces produits au contact des muqueuses. Le marché émergent des culottes réutilisables ne saurait en outre être exclu du champ de la régulation, d’autant qu’il semble avoir la préférence des plus jeunes.

La Délégation aux droits des femmes a largement repris, approfondi et détaillé les recommandations de l’Anses dans son rapport de 2020. Le cadre d’une action politique inspirée par les données de la science est désormais robuste. Il implique sans doute pour l’exécutif des trade-off complexes au regard des pressions exercées par les fabricants, mais il ne saurait y avoir là de dilemmes légitimes. La santé publique, on l’a vu avec le Covid, doit avoir l’effet de rendre subalternes les autres considérations politiques quand la sécurité l’exige.

 

Sécuriser les impacts sur le quotidien des femmes

Une approche progressiste des règles dans la vie des femmes implique de viser, pour toutes, un vécu qui puisse aller au maximum de soi. Si l’on en fait un problème public, c’est pour qu’elles ne soient plus un problème dans les modes de vie. La juste entrée politique est sans doute celle du mode de vie : les règles ne sont pas une douleur intime, mais elles ne sont pas non plus un problème médical, un problème social de pauvreté, une anomalie. Elles font partie du mode de vie normal de toutes les femmes, mais elles le compliquent trop souvent. Elles concernent tout le monde parce qu’elles appesantissent le quotidien des femmes : la solidarité commande d’essayer de prendre en charge collectivement ces difficultés.

Il s’agit donc de sécuriser autant qu’il est besoin et autant que possible leur impact sur le quotidien.

Cela passe probablement par une socialisation du poids financier des protections hygiéniques. Si certaines femmes n’y voient pas d’enjeu, d’autres en revanche le subissent de façon inéquitable, parce que leur flux est plus abondant ou surtout parce que leur revenu est moindre. Voulons-nous, en organisant la gratuité des protections ou en débattant du taux de TVA, donner à ces protections le statut de biens de consommation courante, de produits vitaux, de dispositifs médicaux ou même de communs dotés d’un financement socialisé ? Faut-il socialiser le coût des protections pour toutes les femmes, comme en Ecosse, ou bien seulement pour les jeunes et les femmes les plus vulnérables, comme prévu dans la LFSS pour 2024 et grâce à la diffusion de distributeurs gratuits ? La gratuité universelle portée par les eurodéputés a pour elle de sérieux arguments progressistes. Mais y a-t-il des arguments substantiels pour conférer aux protections périodiques un statut à part des autres produits d’hygiène de base (non pas, n’en déplaise au ministre, la mousse à raser, mais au moins le dentifrice, le savon, le papier hygiénique etc.) ? Le cadre cognitif, ici, a sans doute encore besoin du débat public pour mûrir.

En revanche, il semble juste de sécuriser le quotidien des femmes au travail lorsque leurs règles les y entravent. Les propositions de loi successives de la gauche et des écologistes plaident pour un dispositif mesuré : un nombre fini par an de jours d’arrêt de travail sur prescription médicale pour règles incapacitantes. Cette perspective est disjointe, à raison, de la stratégie, nécessaire, de lutte contre l’endométriose. Elle peut concerner toutes les femmes qui en ressentent le besoin, en accord avec leur médecin. Le terme de « congé menstruel » est en réalité impropre : il ne s’agit pas d’un motif de congé créé ex nihilo, mais d’un dispositif capable de sécuriser le salaire des femmes qui sont d’ores et déjà contraintes de s’absenter régulièrement de leur travail pour cette raison.

L’enjeu pour l’action publique aujourd’hui, c’est de s’emparer de progrès concrets qui peuvent concerner le mode de vie de toutes les femmes.

Il ne s’agit pas de normaliser un vécu difficile mais de viser qu’il puisse autant que possible aller de soi pour le plus grand nombre. La logique progressiste et émancipatrice nous offre des leviers concrets pour alléger un certain nombre des pesanteurs qui affectent le mode de vie des femmes durant leur cycle. Toutes les difficultés que créent parfois les règles ne relèvent sans doute pas de la solidarité mais celles qui peuvent être levées par une action collective regardent ipso facto tout le monde et appellent une politique publique ambitieuse.


[1] P.Muller, Les politiques publiques, Paris : PUF, Que Sais-je, 1990

[2] P.Hall, « Policy paradigm, Social learning, and the State », Comparative politics, 25(3), 1993, 275–296

[3] Pour une perspective historique sur ces évolutions, voir :

Bard, C. (2003). Les femmes dans la société française au 20e siècle. Armand Colin.

Bard, C. (2020). « Fières de leurs poils, de leurs rides, de leur gras et de leurs règles ». In Féminismes: Vol. 2e éd. (p. 213‐220). Le Cavalier Bleu.

Froidevaux-Metterie, C. (2018). Le corps des femmes : La bataille de l’intime. Philosophie magazine éditeur.

Froidevaux-Metterie, C. (2020). Le féminisme et le corps des femmes. Pouvoirs, 173(2), 63‐73.

[4] A.O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris :Fayard, 1991 ; notamment p. 65–77

[5] Røstvik, C. M. (2022). Cash Flow: The businesses of menstruation. UCL Press. p. 153

[6] Voir : IndexPresse Le marché de l’hygiène féminine en France

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